mardi 22 décembre 2020

Railway's Retiring Rooms. Victoria Station, Central Railway, Bombay.

 'Nous faisons quoi dans ces corps', dit l'homme qui se préparait à s'étendre sur le lit à côté du mien.

  Sa voix n'avait pas un ton interrogatif, ce n'était peut-être pas une question, c'était juste un constat, à sa manière, en tout cas c'eût été une question à laquelle je n'aurais pu répondre. La lumière qui venait des quais de la gare était jaune et dessinait sur les murs décrépis son ombre maigre qui se déplaçait dans la pièce avec légèreté, avec prudence et discrétion, me sembla-t-il, comme se déplacent les Indiens. Du lointain venait une voix lente et monotone, une prière peut-être ou bien une plainte solitaire et sans espérance, comme ces plaintes qui n'expriment qu'elles-mêmes, sans rien demander. Il était impossible pour moi de la déchiffrer. L'Inde était aussi cela : un univers de sons aplatis, indifférenciés, indiscernables.

'Peut-être que nous voyageons dedans', dis-je.

  Un peu de temps avait dû s'écouler depuis sa première phrase, je m'étais perdu dans des considérations lointaines : quelques minutes de sommeil, peut-être. J'étais très fatigué.

  Il dit : 'comment avez-vous dit ?'.

 'Je parlais des corps', dis-je, 'peut-être qu'ils sont comme des valises, nous nous transportons nous-mêmes'.

 Sur la porte il y avait une veilleuse bleue, comme dans les compartiments des trains de nuit. En se mélangeant avec la lumière jaune qui venait de la fenêtre elle créait une lumière olivâtre, presque un aquarium. Je le regardai et dans la lumière verdâtre, presque endeuillée,  je vis le profil d'un visage pointu, avec un nez légèrement aquilin, les mains sur la poitrine. 

  'Vous connaissez Mantegna ?', lui demandai-je. Ma question aussi était absurde, mais pas plus que la sienne, certes. 

'Non', dit-il, 'c'est un Indien ?'.

'C'est un Italien', dis-je.

'Je connais seulement les Anglais', dit-il, 'les seuls Européens que je connaisse sont anglais'.

  La plainte lointaine reprit avec une intensité accrue, elle était désormais très aiguë, un instant je pensai à un chacal.

  'C'est un animal', dis-je, 'vous, qu'en pensez-vous ?'.

  'Je croyais que c'était un ami à vous', répondit-il à voix basse.

  'Non, non,', dis-je, 'je parlais de la voix qui vient du dehors, Mantegna est un peintre, mais je ne l'ai pas connu, il est mort depuis quelques siècles'.

  L'homme respira profondément. Il était vêtu de blanc mais n'était pas musulman, cela je le compris. 'Je suis allé en Angleterre', dit-il, 'mais je parle aussi le français, si vous préférez nous parlerons français'. Sa voix était complètement neutre, comme s'il faisait une déclaration devant le guichet d'un bureau gouvernemental ; et, qui sait pourquoi, cela me troubla. 'C'est un jaïniste', dit-il après quelques secondes, 'il pleure sur la méchanceté du monde'.

  Je dis : 'Ah, oui', parce que j'avais compris qu'il parlait à présent à la plainte qui venait du lointain.

'A Bombay il n'y a pas beaucoup de jaïnistes', dit-il ensuite avec la voix de quelqu'un qui expliquerait la chose à un touriste, 'dans le Sud si, ils sont encore nombreux. C'est une religion très belle et très bête'. Il le dit sans aucun mépris, toujours avec son ton neutre de déposition. 

'Vous, qu'est-ce que vous êtes ?', demandai-je, 'je vous prie d'excuser mon indiscrétion'.

'Je suis jaïniste', dit-il.

  L'horloge de la gare sonna minuit. La plainte lointaine cessa d'un coup, comme si elle avait attendu le temps de l'horloge. 'Un nouveau jour a commencé', dit l'homme, 'à partir de ce moment c'est un autre jour'. 

  Je demeurai silencieux, ses affirmations ne laissaient pas de place aux échanges. Quelques minutes passèrent, il me sembla que les lumières des quais s'étaient affaiblies. La respiration de mon compagnon s'était faite lente et calme, comme s'il dormait. Quand il parla encore j'eus une espèce de soubresaut. 'Je vais à Varanasi', dit-il, 'vous, où vous rendez-vous ?'.

  'A Madras', dis-je.

  'Madras', répéta-t-il, 'oui, oui'.

  'Je voudrais voir le lieu où l'on dit que l'apôtre Thomas subit son martyre, les Portugais y construisirent une église au seizième siècle, je ne sais pas s'il en est resté quelque chose. Et ensuite je dois aller à Goa, je vais consulter une vieille bibliothèque, c'est pour cela que je suis venu en Inde'.

  'C'est un pèlerinage ?', demanda-t-il.

  Je dis que non. Ou alors, oui, mais pas dans le sens religieux du terme. C'était plutôt un itinéraire privé, comment dire ?, je cherchais juste des traces.

  'Vous êtes catholique, je suppose', dit mon compagnon.

  'Tous les Européens sont catholiques, d'une certaine manière', dis-je. 'Ou du moins chrétiens, c'est pratiquement la même chose'. 

  L'homme répéta mon adverbe comme s'il le dégustait. Il parlait un anglais très élégant, avec de petites pauses et des conjonctions légèrement traînantes et hésitantes, comme on en use dans certaines universités, je m'en souvenais. "Practically... Actually", dit-il, 'quels mots curieux, je les ai entendus tant de fois en Angleterre, vous autres Européens employez souvent ces mots-là'. Il fit une pause plus longue, mais je compris qu'il n'en avait pas fini avec son discours. 'Je n'ai jamais réussi à établir si c'était par pessimisme ou par optimisme', reprit-il, 'vous, qu'en pensez-vous ?'

  Je lui demandai s'il pouvait mieux s'expliquer.

  'Oh', dit-il, 'il est difficile de s'expliquer mieux. En fait, je me demande parfois si c'est un mot qui marque de l'orgueil ou si au contraire il exprime seulement du cynisme. Et aussi une grande peur, peut-être. Vous me comprenez ?'.

'Je ne sais pas', dis-je, 'ce n'est pas très facile. Mais peut-être le mot 'pratiquement' ne veut-il pratiquement rien dire'.

 Mon compagnon rit. C'était la première fois qu'il riait. 'Vous êtes très fort', dit-il, 'vous avez eu raison de moi et dans le même temps vous m'avez donné raison, pratiquement'.

 Je ris à mon tour, et puis je dis rapidement : 'en tous cas, en ce qui me concerne, c'est pratiquement de la peur.'

  Nous nous tûmes un moment, puis mon compagnon me demanda la permission de fumer. Il fouilla dans un sac qu'il tenait à côté du lit et dans la pièce se répandit l'odeur de ces cigarettes indiennes petites et parfumées, faite d'une seul feuille de tabac.

 'Un jour j'ai lu les Evangiles', dit-il, 'c'est un livre très étrange'.

 'Seulement étrange ?', demandai-je.

 Il eut une hésitation. 'Plein d'orgueil aussi', dit-il, 'soit dit en passant et sans méchanceté'.

 'J'ai peur de ne pas très bien comprendre', dis-je.

 'Je parlais du Christ', dit-il.

 L'horloge de la station sonna minuit et demi. Je sentais que le sommeil s'emparait de moi. Du parc derrière les voies arriva le croassement des corbeaux. 'Varanasi, c'est Bénarès', dis-je, 'c'est une ville sainte, vous aussi vous partez en pèlerinage ?'.

 Mon compagnon éteignit sa cigarette et toussa légèrement. 'Je vais mourir', dit-il, 'il me reste quelques jours à vivre'. Il installa le coussin sous la tête. 'Mais peut-être serait-il opportun de dormir', continua-t-il, 'nous n'avons que quelques heures de sommeil, mon train part à cinq heures'. 

 'Le mien part peu après', dis-je.

 'Oh n'ayez crainte', dit-il, 'un employé viendra vous réveiller à temps. Je suppose que nous n'aurons plus l'occasion de nous voir sous la forme actuelle de ces valises par laquelle nous nous sommes connus. Je vous souhaite un bon voyage'.

 'Bon voyage à vous aussi', répondis-je.

Antonio Tabucchi, Notturno indiano, Parte prima, IV, Sellerio editore Palermo, 1984.

  

  


  

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