lundi 30 août 2010

Chemin de fer

"L'on n'avait encore rien vu qui ressemblât à ce tableau. La scène est située dans le quartier de l'Europe où Manet vient de s'installer (son nouvel atelier est au 4, rue de Saint-Pétersbourg). Mais ce n'est pas seulement la nouveauté du cadre et du sujet - le train, aussi symbolique de la vie moderne que la place de l'Europe l'est du Paris moderne - qui rend ce tableau scandaleux. Sa technique elle-même suscite un sentiment d'étrangeté, elle transgresse les règles, elle est sous une influence extérieure, et c'est celle de la photographie. Non que Manet ait travaillé sur ou d'après un cliché - comme le fait son voisin Caillebotte, l'ingénieur, dont on a gardé les calques pour les impeccables perspectives de Temps de pluie à Paris, au carrefour des rues de Turin et de Moscou ou du Pont de l'Europe. Le premier plan de La Gare Saint-Lazare est à la fois très proche et très net : de face, Victorine Meurent, portant autour du cou le ruban qui dans Olympia était son seul vêtement, et de dos la petite Suzanne, regardant vers les voies, en profil perdu. Mais au-delà des grilles, l'arrière-plan n'est pas net, comme dans une photographie à faible profondeur de champ. Ce n'est pas seulement un effet de la fumée qui s'élève au-dessus des voies invisibles : délibérément Manet a choisi de placer un premier plan très peu profond devant un fond flou, procédé contraire à toutes les règles qui, depuis Léonard au moins, régissaient la perspective aérienne, mais qui est courant en photographie. Dans d'autres vues de Paris réalisées peu de temps auparavant par des peintres proches de Manet - celles de Monet, peintes du haut du deuxième étage du Louvre en 1867, Saint-Germain-l'Auxerrois, Le Jardin de l'Infante, Le Quai du Louvre ; ou encore l'Homme nu-tête vu de dos à la fenêtre de Caillebotte peint depuis son appartement de la rue de Miromesnil -, malgré la vibration "impressionniste" de la touche, les lointains sont aussi nets que chez Van Eyck. De plus, La Gare Saint-Lazare est peinte avec une seule couleur ou presque : bleue avec des rehauts de blanc, la robe de Victorine ; blanche avec un gros noeud et des broderies bleues, celle de la petite Suzanne ; bleu-noir de la grille ; blanc-bleuté le nuage de fumée qui est à la fois un signe de l'absence et comme un troisième personnage du tableau. Et surtout le personnage de Victorine, qui lève les yeux du livre où elle était plongée - ses doigts sont placés entre les pages comme des signets, ce qui indique qu'elle compare des passages ou qu'elle consulte les notes -, ce personnage qui n'exprime rien d'autre qu'une surprise vague est au plus haut point photographique par le rendu du soudain, du fortuit. C'est un instantané, il n'y a aucune anecdote (Duret est bien ennuyé : " En fait, il n'y a pas de sujet du tout."), aucune psychologie non plus au sens des portraits de Rembrandt ou même de Goya..." (Eric Hazan, L'invention de Paris, Il n'y a pas de pas perdus, Le Seuil, collection Fiction & Cie, 2002, p. 440-441.)

1 commentaire:

La girafe naine a dit…

Comme toujours, j'apprends en vous lisant...
Merci !