dimanche 16 août 2020

'Tout homme a dans sa tête une ville...'

  Rudiment : Marco Polo raconte chaque jour au Grand Khan ses voyages en lui décrivant les villes qu’il a visitées.

    En bon Oulipien, Italo Calvino construit un roman qui associe plusieurs contraintes - combinatoire et permutation. Chaque ville porte un nom de femme, le plus souvent lié une histoire mythologique, comme si la ville appartenait à la fois au genre ou à l’espèce (je mets de côté volontairement l’aspect féminin, qui renvoie sûrement à autre chose, notamment à une construction par rapport aux deux hommes qui parlent), dans ce qu’elle a de fixe, et à l’individuation par le nom propre – à la fois multiple et même (« Mais ce n’est pas qu’elle laisse dans le souvenir comme d’autres villes mémorables une image hors du commun. » - 21 ; « La ville est redondante : elle se répète de manière à ce que quelque chose se grave dans l’esprit. » - 25). 

    Il est question dans le livre de 50 villes distribuées par 5, excepté dans la première et dernière partie qui comportent 10 villes, pour des soucis de permutations (donc 6 parties à 5 villes et 2 à 10). Chacune de ces parties est encadrée par un dialogue entre le Khan et Marco, et donne une tonalité aux villes qui sont décrites dans ce cadre (les villes rêvées – 56 à 68 : « mes rêves sont composés soit par mon esprit soit par le hasard », « Le Grand Khan a rêvé d’une ville » ; les villes légères, flottantes – 73 à 100 ; mais cette tonalité n’est pas exprimée de manière toujours explicite, on parlerait plutôt d’un climat de lecture perceptible). Les villes sont associées par groupes de 5 selon une thématique (les villes et la mémoire, les villes et le désir, les villes et le nom…) qui permutent un peu à la façon des rimes dans une sextine – chaque thème remonte d’un rang dans la partie suivante (le 1 de « Les villes et les échanges » se trouve en dernière place de la deuxième partie du texte et se retrouve en première place de la sixième avec le numéro 5). Si l’on prend les chiffres à la fin de chaque partie centrale, on opère donc un compte à rebours (5, 4, 3, 2, 1) au fur et à mesure que l’on avance dans le texte, qui semble donc progresser et en même temps se défaire (construction et épuisement). Chaque texte se retrouve donc à la croisée d’un « climat » et d’une thématique, ce qui crée pour le lecteur une situation étrange : il lit une description, à la fois dans la répétition de la ville et son individuation, tout en étant pris entre deux positions d’influences (thème et « climat »). La lecture oscille entre ces différents points d’orientation, ce qui fait qu’il peut visiter chaque ville de manière très différente et en effectuer des lectures influencées par une ou plusieurs contraintes de départ, rendant l’ensemble inépuisable, comme l’est au fond chaque ville ou chaque lecture, dans leur évolution, leur mémoire miroitante et leurs interconnexions changeantes (« Mais la ville ne dit pas son passé, elle le possède pareil aux lignes d’une main, inscrit au coin des rues, dans les grilles des fenêtres, sur les rampes des escaliers, les paratonnerres, les hampes de drapeaux, sur tout segment marqué à son tour de griffes, dentelures, entailles, virgules. » - 16)


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    Un lieu d’analogie, donc, puisque la ville est texte et le texte ville : « Le regard parcourt les rues comme des pages écrites. » La ville, comme le texte, est à la fois ce qui se montre et ce qui se dévoile en nous et fait écho en nous selon ses virtualités, un espace mental qui ne demande qu’à être mis en mouvement, ou arpenté, ce qui reviendrait au même : « Les avenirs non advenus ne sont rien d’autres que des branches de son passé : des branches mortes. » (37). Ils se construisent à la fois comme possibilité et construction déjà envisagée, un va-et-vient entre futur et passé, forme fixe et changeante à la fois, une forme de mirage, actualisé sans cesse: « Ainsi – dit-on – se confirme l’hypothèse selon laquelle tout homme a dans sa tête une ville qui n’est faite que de différences, une ville sans forme ni figure, et les villes particulières la remplissent. » (43). La ville – ou le texte – s’origine alors à la fois dans la perception et dans celui qui la perçoit (« Marco sourit. / - Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise. » - 104 - de et pas sur). Tout se passe dans des rapports aux changements incessants entre les sujet et l’objet observé (et le Grand Khan veut aussi devenir narrateur à la place de Marco – 55, 68, 84, 90 … –  inversant les pôles du récit, comme le lecteur est invité à faire travailler les virtualités pour modifier sa perception du texte) : « des toiles d’araignée de rapport enchevêtrés qui cherchent une forme. » (93), ce qui fait que « la ville […] se refait elle-même tous les jours. » (133). A la fois point fixe, sol, et lieu du mouvement, gyroscope, tourbillon, la fable se fait et se défait à mesure : « la ville et le ciel ne demeurent jamais pareils. » (173)


Italo Calvino, Les villes invisibles, traduit de l’italien par Jean Thibaudeau, Seuil, 1974

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