Je reprends Rilke, Das Stundenbuch, livre qui marque, de son propre aveu, le véritable commencement de son œuvre. Dans une lettre en date du 17 août 1924, Le Livre d’heures est dit « le tournant qui [l]e conduisit à ce qui était vraiment [s]on propre ». L’écriture coule & se répand comme saigne une plaie, qui ne se refermerait, ouverte par la Russlanderlebnis (Ruth Mövius), l’expérience russe. En Russie, le jeune Rilke effectue deux grands voyages, — en compagnie de Lou Salomé (25 avril-18 juin 1899, 7 mars-24 août 1900). Il y rencontre deux fois Tolstoï. Russie, — “le seul pays par lequel Dieu tienne encore à la terre”, — pays “vaste” & “saint” : slavophilie de Rilke, qui me le rend proche. Appel de l'immensité à quoi le poème se mesure & dont il se souvient, sentiment géographique en genèse de l’Ouvert en lequel “le temps, le temporel” vient heureusement donner l'impression, sinon de se dissoudre tout à fait, du moins de se diluer comme à pas de verstes dans l’étendue, essayant d'en rappeler à soi à la fois l'amplitude & l'ampleur, mais sans cette exactitude toutefois dans la diction qui eût été de rigueur pour que cette première méditation pût être qualifiée de chef-d'œuvre. Trop diffuse, trop effusive par endroits, la méditation s’y affadit parfois. Selon Jaccottet, le mouvement essentiel du livre serait celui d'une “ expansion sans limites autour d'un centre”, ondes verbales s'élargissant comme les cercles toujours plus larges qui se propagent à la surface de l'eau après la pierre jetée (& la Russie fut en Rilke cette pierre).
Lecture du deuxième livre (“Le Livre du Pélerinage”) composé à Westerwede en septembre 1901.
“Zufälle sind die Menschen, Stimmen, Stücke,
Alltage, Ängste, viele kleine Glücke,
verkleidet schon als Kinder, eingemummt,
als Masken mudig, als Gesicht — verstummt.”
“Les hommes sont hasard, voix et débris,
angoisses, jours de tous les jours, piètres bonheurs,
déguisés dès l'enfance, travestis,
masques majeurs, mais visages muets.”
[traduction Jaccottet]
Le motif poétique le plus bouleversant peut-être, celui de la vie non vécue :“keiner lebt sein Leben”, nul ne vit sa vie. La négation neutralise l’agir du verbe, rend caduque l'accusatif d'objet interne, feuille tombée du discours. Dans le roman de James (Les Ambassadeurs), le constat se conjugue au futur antérieur : on n'aura pas vécu sa vie. Chez Rilke, comme chez Musil, il brûle au présent, consume le présent. L'affirmation précède immédiatement les quatre vers qui n'en sont que le développement gnomique. Nous n'avons pas encore seulement commencé de vivre, d'apprendre à vivre. Et sur le sujet nous entretenons les uns les autres, les uns avec les autres, un singulier mutisme. Nos mines (“Masken müdig”) n'y feront rien, ne sauraient donner durablement le change. A l'intérieur de notre mutisme nous nous sommes enfermés. Notre tragédie est sans fenêtres (“festernlos”) ; notre prison (“ein Gefängnis”) est de nos propres mains (“von Menschenhand”). Mais le poème vend la mèche. Il doit y avoir, songe le moine (qui est peintre d'icônes) des salles du trésor (“Schatzhäuser müssen sein”) où ces vies innombrables qui ne furent pas vécues sont conservées, où elles sont reposées comme des gisants (“wo alle diese viele leben liegen”).
Cependant, à la page suivante, surgit l'affirmation contraire, soulignée de surcroît, elle annule moins la précédente qu’elle n’en approfondit l'intelligence :
“Und doch, obwohl ein jeder von sich strebt
wie aus dem Kerker, der ihn haßt und hält, —
es ist ein großes Wunder in der Welt :
ich fühle : alles Leben wird glebt.”
“Et cependant, quoique chacun s'évertue à se fuir
ainsi que d'un cachot qui vous hait et vous tient, —
de par le monde il est un grand miracle :
je le sens : toute vie est vécue.”
Elle est vécue pourtant, intensément latence, brin d'herbe (ou ténuité vibratoire), assourdie si bien qu'au silence une oreille inattentive aura pu la confondre, — elle est présumée (“vermuten”) vivante dans l'intuition d'une possibilité mélodique d'accords jamais joués (“ungespielte Melodie”), promesse délivrée du futur, qui livre et ne livre pas, le suc de l'échéance (“aus Ablauf gepreßt”, in 'Gong').
Car notre main est sourde autant que notre oreille, qui n'écoute rien de nos gestes. Si par toutes ses cordes le théorbe épelait déjà l'imminence sous nos doigts d'une plénitude d'accords pourtant demeurée intouchée, intacte. Une relation d'accord (“einigen Zusammenhängen”) à laquelle nous nous dérobons (“drängen/aus”), dans notre désir d'être libre décrété vain (“in einer Freiheit leeren Raum”), alors que c'est apprendre à tomber qu'il faudrait (“Eins mußer wieder können : fallen”). Le verbe revient dans 'An Hölderlin', poème directement tracé par Rilke dans les marges de son édition des Hymnes tardifs : “Hier ist Fallen/das Tüchtigste.” “Ici la chute/est la plus valeureuse conduite.”
L'humilité (“Demut”) de nos visages inclinés (“Angesichter/gesenkt”) vers ce qui est. Dressés comme un arbre (“uns aufzuheben wie ein Baum”), reposer dans la pesanteur (“geduldig in der Schwere ruhn”), obéissants et calmes (“sich und willig”) : la voie de la paisible compréhension (“stillem Dichverstehn”). Une bonté prête à l'envol (“einer flugbereiten Güte”) qui veille sur chaque chose (“ein jedes Ding ist überwacht”), — la nuit ou la veille, la pierre, la fleur, l'enfant.
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Das Stundenbuch, livre troisième (“Le Livre de la pauvreté et de la mort”), écrit à Viareggio où Rilke vient trouver refuge au printemps 1903 après le choc parisien.
“wo große Klöster wie Gewänder
um ungelebte Leben stehn.”
[“là où des cloîtres profonds vêtent comme des robes
des vies jamais vécues”]
Les hommes dans les grandes villes “vivent aussi dans l'oubli de la vie” (“sie aber sind und wissen es nicht mehr”). Les premières pages des Cahiers de Malte L. Brigge rapporteront leur condition. Celle des filles de joie mentionnées dans la septième élégie duinisienne. Le troisième livre répercute l'écho de la rencontre avec Paris, cf. Jaccottet, p. 52 sq.
Eschatologie rilkéenne ? La mort pensée poétiquement comme fin dernière, œuvre & produit de l'existence, fruit & couronnement de cette vie, peut-on aller jusqu'à dire sacre ? Notre vie est maturation de notre mort. La mort serait, de l'humain, la maturité ?
“O Herr, gib jedem seinen eignen Tod.
Das Sterben, das aus jenem Leben geht,
darin er Libe hatte, Sinn und Not”
“Denn wir sinf nur die Schale und das Blatt.
Der große Tod, den jeder in sich hat,
das ist die Frucht, um die sich alles dreht.”
[“O Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
la mort issue vraiment de cette vie
où il connut l'amour, la raison d'être et la misère.
Car nous ne sommes que l'écorce et la feuille.
La grande mort que chacun porte en soi,
voilà le fruit autour de quoi gravite tout.”]
Mais il n'y a plus de mort qui en nous puisse mûrir (“uns endlich nimmt, nur weil wir keinen reifen”) parce que nous sommes (devenus ?) refermés, corrompus et stériles (“sind wir vershlossen, schlecht und unfruchtbar”). Sur la branche, notre mort pend comme un fruit vert, acide et qui ne mûrit pas (“ihr eigener hängt grün und ohne Süße/ wie eine Frucht in ihnen, die nicht Reif”). La mort souveraine (“den Herrn”) est autre : solitaire et bruissante comme un jardin profond (“allein und rauschend wie ein groBer Garten”). Dans la neuvième élégie duinisienne, « la mort confidente » deviendra le « saint décret » de la terre elle-même.
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