vendredi 2 octobre 2009

Analyse spectrale de Venise

Sur l'analogie d'Ingeborg Bachmann, si séduisante, dans un essai intitulé De l'utilité et de l'inconvénient de vivre parmi les spectres, Giorgio Agamben propose une variation, au sujet de Venise. Habiter Venise, écrit-il en substance, c'est comme étudier le latin, essayer d'ânonner une langue morte. Si l'on peut se livrer un moment à ce petit jeu analogique, il faut pourtant se défendre de s'y abandonner tout à fait, comme à une facilité de la pensée, sous peine de faire fausse route. C'est pourquoi le philosophe reprend bientôt et raffine sa réflexion, en remarquant qu'il ne faudrait jamais dire qu'une langue est morte, puisque d'une certaine manière elle parle encore et qu'on la lit, fut-ce avec difficulté et à l'aide d'un dictionnaire. Il serait préférable d'appeler ces langues spectrales, ou encore de parler à leur sujet de langues fantômes ou de fantômes de langues, puisqu'elles ne sont plus que sur le mode de la survivance, grâce à l'attention que leur portent quelques individus qui, pour les apprendre, se font un peu à leur tour couleur des morts. Mais si je peux apprendre, étudier, cette langue spectrale, la parler, je ne le pourrai jamais. Pas davantage qu'Ulysse aux Enfers ne peut étreindre l'ombre de sa mère. Parler la langue spectrale est impossible, tout simplement parce que dans cette langue je ne peux prendre la position de sujet. Elle exclut la voix vive. Nul je ne s'y adressera jamais à aucun tu, de vive voix. Langue sans locuteur donc, d'une certaine manière langue de personne, puisqu'aussi bien elle est sans souvenir de ses destinataires d'autrefois. Si l'on revient à la ville européenne, en tant que hantée par le sens et la culture, il faut expliquer pourquoi Venise peut être dite à son tour spectrale. C'est tout d'abord qu'elle parle une langue que nous sommes de moins en moins capables d'entendre, suggère Agamben. Un spectre étant un être intimement historique : de même la ville, espace qui porte toujours avec lui une date, est un lieu saturé de signes et de signatures que le temps pose et dépose sur les choses : Ainsi, dans la ville, tout ce qui s'est passé dans cette calle, sur cette place, dans cette rue, dans cette fondamenta, dans cette venelle, se condense et se cristallise d'un coup en une figure tout à la fois labile et exigeante, muette et séduisante, amère et distante. Cette figure, c'est le spectre ou le génie du lieu.
Mais la spectralité, Agamben y insiste, est une forme de vie exigeante : la vie du spectre est la condition la plus liturgique et la plus ardue qui soit, qui impose l'observation de codes intransigeants, de féroces litanies. De cette condition, Agamben décrète que les spectres refoulés que nous sommes (nous, contemporains) sont exclus, pour en être moralement, intellectuellement, esthétiquement indignes. L'article commence d'ailleurs de façon significative par la mention d'un discours de Manfredo Tafuri prononcé à l'Institut d'architecture de Venise en février 1993 dans lequel est stigmatisée l'indécence d'une politique de la ville qui consiste à farder un cadavre pour le vendre au rabais, ou pire encore, l'outrager, pour le montrer aux touristes contre de l'argent. (Entre les lignes, et parmi beaucoup d'autres, c'est certainement l'actuel maire de Venise, Massimo Cacciari, autre philosophe italien éminent, qui se voit ici mis en cause). Plus loin, Agamben pestera contre les restaurations qui dragéifient les grandes villes européennes, en effacent les signatures, les rendent illisibles. Au final, c'est un étrange rapport à la ville que semble prôner le philosophe : lettré assurément, et par là inactuel, mais d'un pessimisme politique profond, qui se manifeste par un certain mépris dans lequel l'auteur englobe à peu près tous ses contemporains : à commencer par les Vénitiens eux-mêmes, qui n'aimeraient pas leur ville, parce qu'il est difficile d'aimer une morte, en passant par les écrivains qui écrivent si mal parce qu'ils font semblant que leur langue est vivante, les parlementaires qui légifèrent si mal parce qu'ils doivent faire croire en une vie politique à leur nation larvaire, etc. On regrettera qu'une pensée du déclin prenne, dans les dernières pages, le pas sur l'interrogation théorique du présent que l'auteur appelle par ailleurs de ses voeux dans un autre essai de Nudités précisément intitulé Qu'est-ce que le contemporain ? On aimerait rappeler ici avec Georges Didi Huberman (Survivance des lucioles paraît ces jours-ci aux éditions de Minuit) que déclin n'est pas disparition et que le pessimisme peut être organisé, comme l'écrivait Walter Benjamin.

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