vendredi 19 août 2011

Demeure, Athènes




Dans le fragment traduit du Journal de Grèce de Lalla Romano, une phrase a fini par se détacher :


Mais la mélancolie d'être encore là, de vivre de saisons et de ciels et en même temps d'être mort, lointain et immuable, cette mélancolie est douce, humaine, et elle secoue l'âme pétrifiée.


Me retient, dans la phrase, une singulière mise en rapport de la mélancolie, de la mort et du temps, sur le mode d'une simultanéité déroutante. Comment est-il possible d'être vivant - empli d'espace et de temps - et mort, insieme ("en même temps") ? Le temps, soudain out of joint.


(Esserci peut traduire en italien le Dasein heideggerien.)


Que peut vouloir dire Vivre de saisons et de ciels ? Qu'est-ce qui se montre dans l'infinitif de ce verbe ? Il y a là, en même temps que l'esquisse d'une amplitude ou ampleur, d'une profondeur spatio-temporelle, une position de l'existence comme ouverture, comme passivité à l'oeuvre — amo la passività confie Lalla Romano aux premières pages des Lunes de Hvar — j'entends une passivité qui serait l'occasion de l'oeuvre, une pensivité et une réceptivité propres à l'écrivain, dans cette chambre double de l'écriture, où l'oeuvre ne se sépare pas d'un désoeuvrement qui serait sa doublure, dans l'intimité d'un rapport de réversibilité constante. Écrire comme patience lumineuse et sombre, l'intransitivité d'une attente, ignorance du début et de la fin, primat de la durée et vocation contemplative de l'écriture. Dans Les lunes de Hvar encore, une notation laconique dit (presque) tout :
Vacanza come massimo impegno, cioè: argomento esclusivo. Forse anche - per me - " guardare " come " scrittura ". (Vacance comme engagement maximal, c'est-à-dire : argument exclusif. Peut-être aussi - pour moi - "regarder" comme "écriture".)


La mort, dans la phrase écrite à Mycènes, s'adjoint, en les détachant, le lointain et l'immuable, une distance intouchable et la figure photographique d'un arrêt. La mort s'y donne à lire comme une pétrification de la psychè, le lointain venant se présentifier dans la pierre du palais mycénien, ce qu'il en reste, dans la demeure imprenable de la mort.
Mais peut-être n'y a-t-il pas quelque chose comme la mort, au singulier. Il y a plus d'une mort dans la mort, notait Jacques Derrida dans l'un de ses premiers textes, Mythologie blanche. Étrange déclaration, " l'une des plus radicales et des importantes de la pensée de Derrida " selon Catherine Malabou (1). Une admirable méditation "aphoristique et sérielle" intitulée Demeure, Athènes, méditation de la fin écrite en regardant des photographies de Jean-François Bonhomme, se déploie dans la venue, dans le revenir d'un aphorisme séminal et léthal, un instantané de la pensée : Nous nous devons à la mort, point de départ d'une réflexion sur la photographie ("quel mot plus grec que celui-là ?"), laquelle jamais, et non seulement dans les allées du Céramique, au milieu de ses stèles funéraires, qu'on en voie l'intégrité ou un détail, n'évite de signifier la mort.
Le photographe, la ville, la mort plurielle. Athènes est une ville due à la mort, et deux ou trois fois plutôt qu'une. Et Derrida de dénombrer trois morts, trois instances, trois temporalités de la mort au regard de la photographie (...) : la première avant la prise de vue, la seconde depuis la prise de vue, la dernière plus tard encore, pour demain, mais c'est imminent, après la parution de l'empreinte.
Tout doit disparaître : sur le paysage de ces rues, ces cafés, ces marchés, ces instruments de musique pèse une sentence, inéluctable, de mort. Dûs à la mort, dit-il. Promis à l'ombre, dit-elle. Tutti siamo ombre. Un glissement sémantique ici peut s'opérer : entendue comme une sentence, la phrase serait description constative ; comme aphorisme, elle prendrait valeur performative d'injonction éthique, nous appelant à une religion du deuil. Si nous nous devons à la mort, alors ne devons-nous pas dans le même mouvement, par la voie d'une conséquence elle-même inéluctable, nous consacrer à elle qui sur nous assoit son autorité souveraine, ne devons-nous pas consentir à elle sans réserve, lui vouant nos soins, nos soucis, nos exercices, notre discipline, sans résistance, en officiants zélés ? Non. Car s'il y a plus d'une mort dans la mort, il y a plus d'un nous en nous. Ainsi, dans la construction pronominale du verbe se devoir, le pronom sujet protesterait contre l'autre, le pronom réfléchi, serait le signe d'une protestation d'innocence contre l'énoncé de notre antique culpabilité déposée dans l'autre. La sentence initiale serait ainsi le théâtre d'un dédoublement et d'un conflit au sein de l'instance subjective :
Nous nous devons à la mort, il y a bien un nous, le second qui se doit ainsi, mais nous, en premier lieu, non, le premier nous qui regarde, observe et photographie l'autre, et qui parle ici, c'est un vivant innocent qui à jamais ignore la mort : en ce nous, nous sommes infinis, voilà ce que j'aurais pu vouloir déclarer à mes amis. Nous sommes infinis, soyons donc infinis, éternellement. Voilà en tout cas depuis quelle pensée, sous le soleil, au moment de revenir à Athènes, nous pouvons au moins rêver de prononcer, la citant à comparaître, mais sur le mode de la dénonciation, la petite phrase "nous nous devons à la mort ". Le soleil même est fini, nous le savons, et sa lumière un jour peut prendre fin, mais nous ? Laissons la finitude au soleil et revenons autrement à Athènes. Ce qui voudrait dire : il n'y a de deuil, et de mort, je ne dis pas de mémoire, de mémoire innocente, que pour ce qui regarde le soleil. Toute photographie est du soleil.

Jacques Derrida, Demeure, Athènes (Photographies de Jean-François Bonhomme), Galilée, 2009.

(1) L'imprenable en question ou se prendre à mourir, Études françaises, volume 38, numéros 1-2, 2002.

Aucun commentaire: