mercredi 13 juillet 2011

Hvar (Première lune)


Quelques fragments ou brindilles choisies dans Les lunes de Hvar de Lalla Romano. Quatre parties ou lunes retracent quatre séjours dans l'île dalmate. Comme le Journal de Grèce, ce livre attend une traduction française.
Alors je me suis représenté l’hôtel ; et l’image, suffisamment précise, m’est devenue presque familière. Je voyais un très haut palais, sévère, avec d’innombrables fenêtres, à pic sur la mer. Les vagues se brisaient avec violence contre les parois rocheuses. Derrière l’hôtel, la longue ligne droite d’une route bordée de grands arbres sombres.
À un virage, imprévue, l’apparition. À hauteur de nos yeux. La lune pleine, énorme. Mais l’apparition n’a rien de rassurant. Elle est violente. Elle est épouvantable. Et elle se répète dans les infinis lacets de la route, devenant toujours plus blanche. Elle s’effeuille en grands pétales inquiets sur l’eau. La mer est toujours là, à pic en dessous de nous. Antonio dit que nous trouverons vite une ville importante, où il y aura un hôtel.
Je suis transportée par la beauté du voyage. Devant une crique splendide comme un bloc de turquoise, je me prends à invoquer, presque crier : - L’Estaque ! Je ne l’avais pas retrouvé sur place, en Provence ; au lieu de quoi il est ici. Cela n’a d’importance que pour moi ; pour moi seule la sonorité, sèche, magique et contemplative (extatique) de ce nom a toujours été – davantage dans un passé lointain mais encore aujourd’hui – le nom même de la beauté.
La pleine lune. Ce ne peut être celle d’hier soir : elle n’effraie pas. La ville a disparu.  La nuit est toujours plus dense, je me serre contre Antonio, qui me réchauffe : j’ai froid. Dans le lointain, îles, ombres. Beaucoup de temps passe. Derrière nous maintenant, à contre-jour dans la lumière lunaire, un rivage élevé et boisé. – C’est Hvar – dit Antonio. J’ai peur à nouveau.
Je me poste sur une terrasse qui court le long de la façade. Mes pensées sont noires, je me lamente. La lune est là. Maléfique, maintenant. Oblique, aveugle. Au fond, à gauche, après un tournant invisible, un mur éclairé par un fanal : par conséquent romantique et ambigu, désert. Derrière le mur, quelque chose comme une église, un campanile. Sur le parapet de la terrasse – avec tables et chaises – des vases de fleurs sèches. Je suis assise sur le côté, je regarde le mur avec le fanal. Le temps ne passe pas, est immobile. De temps à autre une personne tourne, là-bas.
Le matin Antonio fait glisser la tenture des rideaux aux couleurs ténues qui filtre - pas beaucoup – la lumière. Nouveau rejet, nouveau cri : - Ce n’est pas la mer, ça, c’est une carte postale ! – C’est une mer fermée, l’île en face, ronde et boisée, contient même une maison, longue et basse. C’est une image de paix, d’immobilité. Du reste, il faut être idiot pour espérer ici une mer nordique.
Antonio ne réplique pas.
Ce mur, donc, est un assemblage de pierres équarries, blanches ; comme le mur sous l’hôtel et les escaliers de secours. C’est une pierre d’une grande beauté, sèche, opaque et lumineuse. Le bord de mer, l’espace portuaire et la place, tout est pavé de cette antique pierre équarrie, polie. Le mur que je voyais comme mélancolique lointain « dans une histoire », est le mur d’un couvent.
Dans le cloître ont lieu des concerts. Ce pays est mélomane (j’exulte). Nous y allons tous, presque chaque soir.
Puisque je voulais les forêts, le premier jour Antonio m’a accompagnée sur le sentier de crête, qui m’a semblé poussiéreux, sec, et j’ai préféré la route le long de la mer. Il y a là des bancs, et moi avec un livre.
Le matin, après le breakfast sur la terrasse du Dalmacija, il disparaît, s’embarque pour une certaine île (il a dû m’en parler). Ensuite nous nous retrouvons « chez Rocco » pour manger des poissons fraîchement pêchés (délice).
Je ne me préoccupe pas de sa disparition, de ses mystérieux voyages dans l’île. Je l’attends, assise à la petite table du restaurant qui fait l’angle (Rocco). À travers la haie la rade je regarde la mer. Obstinément j’épie l’arrivée des barques : elles se dirigent vers l’Arsenal et je ne réussis jamais à distinguer Antonio. Sa joie en arrivant est inaltérable. Pour lui c’est presque un miracle que je sois là, que je sois venue : et cette joie coïncide avec cette lumière, ce calme, ce silence. Pourtant, en l’attendant là, à ma petite table, j’éprouve une inquiétude.
Un jour, la « révélation ». Je ne l’ai pas pas vu arriver, mais, tout à coup, le voici. Un pied sur le bord de la barque. Ressuscité. C’est une énormité de penser cela, c’est un peu ridicule mais c’est ainsi. En vérité il est le « Ressuscité » de Piero. Je le sais, Dieu est ainsi, il est terrible et il ne sourit pas. Antonio sourit, innocent. C’est seulement la répétition d’une image, mais peu importe : lui aussi il aura été, de la sorte, pour un instant, immortel.
Il lit lui aussi, dans l’île. Il a lu Siddartha. Il en parle avec une passion que je trouve ingénue.
- C'est traduit par Mila ! - dit-il.
- Et alors ?
- C'est tellement vrai !
- Vrai ?
- Je m'y retrouve complètement - dit-il.
Cela fait partie de son "mystère" à l'évidence.
Je devrais relire Siddartha, je ne m'en souviens plus. Il me semble pourtant pouvoir conclure que cette approche (et cette alternance) de mystère et de limpidité à l'intérieur d'Antonio correspond au sens de ce séjour (de cette vacance ?) Vacance comme engagement maximal, c'est-à-dire : argument exclusif. Peut-être aussi - pour moi - "regarder" comme "écriture".
Ici, plus que partout ailleurs, se trouvent art et histoire. Je ne m'informe pas vraiment, mais je le sens.
Je viens juste de comprendre que la maison de l'île en face est un Cézanne. (L'Estaque aura été un préavis).
Antonio dit que nous reviendrons ; moi, je ne sais pas trop : cela a été si parfait.
Lalla Romano, Le lune di Hvar, Prima luna, p. 65-77, Einaudi Tascabili.

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