dimanche 10 juillet 2011

Demeure, Mycènes

Au sujet du Journal de Grèce de Lalla Romano, Eugenio Montale écrivait dans les colonnes du Corriere della Sera en date du 20 mai 1960 : " En seulement cent pages l'auteur ne pouvait, ni n'entendait, nous offrir un nouveau Baedecker, et moins encore une nouvelle prière sur l'Acropole. Son expérience est celle de quelqu'un qui, après avoir soupçonné que la Grèce était rien moins qu'un livre, découvre que la Grèce est au contraire une manière de vivre dans l'éternité. Rien de touristique ni d'anecdotique ne compromet la limpidité de ce petit volume (...) Ce Journal est une oeuvre discrète, quelque chose comme une confession privée, et n'aspire pas à trouver de nombreux lecteurs. Nous sommes pourtant certains que tout lecteur qui se donnera la peine de chercher ce Journal sur les étagères des librairies n'aura pas perdu son temps." Nous proposons une traduction des lignes consacrées à la visite du site de Mycènes, en espérant avoir restitué quelque chose de l'aérienne simplicité de style qui, selon Italo Calvino, caractérise l'écriture du regard de Lalla Romano.

Mycènes, 16 heures

Désormais je ne sais plus distinguer si je me sens mal parce que je suis malade ou si mon malaise n'est pas en vérité plus profond, presque le reflet d'un mystérieux déséquilibre. Comme quelqu'un qui aurait violé la loi coutumière et s'aventurerait à faire l'expérience d'une dimension à laquelle il n'est pas accoutumé ; comme quelqu'un sur le point de subir une révélation indiscrète, une violence spirituelle. ll est vrai que pour nous, nourris des Grecs plus que de la Bible, voir Mycènes signifie voir les lieux sacrés et horribles de notre antique culpabilité.

Nous avons été déposés dans un espace ample au pied d'un mont pelé, d'où la route descend vers Argos.

L'air est gris et froid, le paysage sévère, silencieux. Tout d'abord le palais ne semble sur le mont qu'une simple trace, presque de granges abandonnées, délabrées.

Un virage de la route en côte conduit à la porte, qu'on ne voit pas d'ici.

A l'anxiété de tout à l'heure a succédé en moi un calme froid, une disposition religieuse : non pas confiante pourtant, désolée plutôt, déserte, athée.

Tournant le dos au mont, nous voyons en face de plates collines âpres, pierreuses, labourées ça et là, ceintes de grossières murailles, peut-être des enclos pour les brebis, ou simplement bornes de champ. Derrière, le dégradé d'autres collines vers la plaine d'Argos qui s'étend là-bas, et aussi dans cette atmosphère grise doucement colorée de vert, et au fond la mer.

Argos ; même Argos, donc, existe vraiment. De nouveau je pense à Dante, qui toucha du doigt les règnes éternels. Nous, malades d'idéalisme, ne nous soucions pas de toucher avec la main ; alors que c'est peut-être justement cela, découvrir que la Grèce " n'est pas un livre ", qui nous fait souffrir. Les miracles doivent être cela, et qui en fait l'éxpérience vit, il est vrai, de semblables moments tourmentés.

Argos, Mycènes. En même temps tout ceci n'est plus, est trop solitaire, désert, pauvre. Mais la mélancolie d'être là encore, de vivre de saisons et de ciels et tout ensemble d'être mort, lointain et immuable, cette mélancolie est douce, humaine, et elle secoue l'âme pétrifiée.

La Porte des Lions : les lionnes affrontées sont, dans la pierre, souples encore du bond félin qui les a conduites à se planter là, majestueuses et inamovibles. Et les rochers cubiques, énormes, sombres, d'une dureté extrême, aux bords arrondis, sont peut-être au delà de la beauté et de l'art, ils sont nature et puissance. Rocs semblables à des corps.

La porte carrée, et sa lumière.

La lumière provient de la route, à sa sortie : un chemin, bordé d'herbes sauvages et de petites fleurs qui tremblent.

A peine a-t-on franchi la porte que depuis la route on regarde au pied du mur, à droite apparaissent d'amples structures de pierre, circulaires : tombes et citernes. Les guides donnent des explications à tour de rôle ; mais un vent étrange, qui semble mouvoir seulement les herbes basses, emporte leurs paroles.

Ici, plus encore qu'ailleurs, les personnes ne comptent pas. Devant une telle présence - ou absence - massive, tous nous sommes des ombres : labiles, insignifiantes.

Nous accédons au mégaron ; notre jeune guide, se serrant dans son imperméable : - Parakalo, parakalo (1), - fait évacuer des visiteurs qui encombrent le pavement afin que nous le voyions dans sa nudité. Le jeune est sympathique, avec son air courroucé et sérieux ; mais moi je veux le silence, rien d'autre que le silence.

J'entraîne Stefano avec moi, nous nous dirigeons en bas, où j'ai reconnu l'une des célèbres tombes. Ce doit être celle de Clytemnestre, car elle se situe en dehors du palais royal.

Les murs triangulaires qui forment le corridor, et la haute porte étroite, en trapèze, ont quelque chose d'égyptien, de mystérieux. Nous nous présentons, en retenant notre souffle, dans la chambre vide, hémisphérique ; noire, dépouillée, énorme, au pavement de terre.

Mycènes est aux ténèbres ce que la Grèce entière est à la lumière. Il n'y a rien d'autre à dire. L'âme est oppressée, et pourtant pleine de vénération. Tout ce qui est humain est digne de piété.

Lalla Romano, Diario di Grecia e altri racconti di viaggio, Einaudi Tascabili, p. 50-52.

(1) En grec dans le texte : S'il vous plaît.

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