samedi 16 juillet 2011

Lunes, brindilles


Introduisant Les Lunes de Hvar (1991), Lalla Romano écrivait :

" Ce livre est né de la volonté du livre même. Je l'ai trouvé déjà écrit : par moi, d'évidence, mais sans que je l'eusse voulu. Il n'était pas non plus "écrit" à proprement parler ; y étaient seulement notées des phrases, des vocables. Il s'agit d'un livre privé de tête. Solitude, contemplation, liberté extrême : une sorte de "mémoire immédiate" a guidé, presque forcé, ma main, d'habitude réticente. Sur ces remarques est advenue une coïncidence : de moi avec mon écriture. Elle a été, je pense, une conquête du temps ultime (le mien).
Par curiosité, j'ai recopié à la machine ces fragments : avec paresse, à temps perdu. Quand ensuite je les ai relus, ils ont révélé une surprenante unité. Ils avaient créé un rythme, un récit.
Je déteste en dire trop ; mais ce qui reste est rigoureusement vrai : je veux dire limpide, non logique. Les vocables doivent être rares, entre espaces et silences : alors ils vivent.
Le lecteur peut entrapercevoir une histoire (imaginaire), et peut-être la trouver émouvante : comme si elle était réelle."

C'est avec Antonio Ria, son dernier compagnon, que la romancière, âgée de quatre-vingt-un ans, découvre Hvar, une petite île de l'archipel dalmate en mer adriatique. Quatre lunes pour autant de séjours dans l'île : le mouvement du livre est celui d'un lent revenir.

Et si l'originalité de ces carnets tenait justement au Retour, à ce mouvement de migration vers l'île, à cette Répétition estivale et lunaire, Lalla et Antonio, elle Ariane et lui Thésée dans cette Naxos adriatique et balnéaire ? Et si ces éclats ou fragments (frasi, parole) puisaient leur beauté et toute leur force de s'écrire dans une certaine neutralité de la voix narratrice (Questo libro è nato della volontà del libro stesso), dans le mouvement de roue centrifuge d'un éternel Retour ? Contre l'interprétation fade et fautive qui faisait de l'éternel Retour "un retour du Même, un retour au Même", Gilles Deleuze nous avait mis en garde : "À titre de pensée, rappelait-il dans Nietzsche et la philosophie, l'éternel retour donne une règle pratique à la volonté." Cette règle peut se formuler ainsi : " Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l'éternel retour." Après de premières manifestations de mécontentement quasi enfantines, résidus d'états réactifs (" Moi je n'aime pas la mer ... Mais je déteste les gens ") et quelques actes manqués (à la frontière italo-yougoslave son passeport perdu puis retrouvé, etc.), Lalla Romano très vite s'ouvre et s'abandonne : " Je suis transportée par la beauté du voyage ... Étourdissement, ébriété de lumière et d'espace ... ; c'est comme un paradis sans retour, ... comme d'être dans le calice d'une fleur (de colchique) ". " L'éternel retour fait du vouloir une création ", notait Deleuze, en écho au chant ivre de Zarathoustra. À l'instant où elle passe à son doigt " l'anneau nuptial du Retour " et prononce un oui fervent en faveur du voyage, l'ombre voyageuse entre dans un devenir actif, l'oeuvre d'un vouloir qui sera l'activité sélective et créatrice d'un regard.

(" Si, ne faire que voir. Et s'il n'est pas utopique de considérer ainsi la vue comme un empire autonome, une emprise originelle sur ce qui est là et telle qu'en apposant son sceau sur l'objet qu'elle montre elle l'authentifie et l'institue, dans une sorte de solitude exigeante, sien ; sans autre substrat qu'un désir informulé et sans autre projet que sa réitération ", notait Jean Tortel dans Le discours des yeux.) 

 La critique a souvent souligné la qualité picturale de cette prose, qui fait sa délectation particulière : en premier lieu parce que L.R. est une coloriste très subtile, comme l'on a pu s'en apercevoir peut-être en lisant les quelques fragments ou brindilles traduits par nos soins ; ensuite parce que la souplesse féline, la mobilité et l'acuité de son regard, indissociables d'un phrasé laconique (detesto dire troppo) mais vif jusqu'à la fulgurance parfois, font le plus souvent merveille. La " jeunesse inventée " - pour reprendre le titre d'un récit de formation paru en 1979 - de Lalla Romano s'était d'ailleurs partagée entre pictura et poesis dans le Turin des années vingt où la jeune femme entreprend des études universitaires (une thèse sur Cino da Pistoia et le Dolce Stil Nuovo) et fréquente parallèlement écoles et ateliers de peinture (Felice Casorati, Giovanni Guarlotti), voyage à Paris où elle admire les maîtres de l'Impressionnisme, peint elle-même et participe à quelques expositions... Traduire Flaubert (les Trois contes en 1944, à la demande de Cesare Pavese, qui fut son condisciple, et L'Éducation sentimentale, bien des années plus tard) sera une expérience cruciale qui décidera du passage de la peinture à l'écriture, comme elle s'en explique elle-même : " La traduction de cette prose simple et essentielle m'autorisa cette extraordinaire découverte : la prose peut être tout aussi rigoureuse que la poésie, en fait, c'est la même chose. Je devais à Flaubert mon passage de la peinture au récit. Un coeur simple pour moi a été décisif, la fin du préjugé que je nourrissais à l'encontre du roman. "

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