dimanche 6 octobre 2019

Note sur Musil et la 'mobilité du sens dans le vers' rilkéen


 Que retenir du Discours sur Rilke, « nécrologe » prononcé par Musil à Berlin le 16 janvier 1927 (Rilke est mort le 2 du même mois) ? Peut-être la réflexion ici ébauchée sur l’usage verbal des analogies qui, dans la poésie traditionnelle, manque pour le moins de sérieux (un exemple « tragi-comique », concocté par Musil, ad hoc : « elle avait des dents d’éléphant »), alors que chez Rilke « la comparaison devient sérieuse, suprême sérieux » (Essais, page 268). Les images du fil, du tissu, du motif dans le tapis sont convoquées sous sa plume : « Chez lui, les choses s’entretissent comme en un tapis ; quand c’est elles que l’on regarde, elles sont distinctes ; quand on regarde le canevas, on s’aperçoit qu’elles sont liées par lui. Alors, leur aspect change et d’étranges relations s’établissent de l’une à l’autre. » (page 269) Ainsi dans la huitième élégie duinisienne « la trace de la chauve-souris se porte-t-elle en déchirure, à travers la porcelaine du soir ». L’agir par image (Klossowki) du poème.

  L’autonomie du poème rilkéen. Musil y insiste, il ne puise pas à une source extérieure la substance & la légitimation de son discours ; « la mobilité du sens dans le vers rilkéen » (page 272) ne s’étaie « d’aucune idéologie, d’aucun humanisme, d’aucun système, pour se développer ». Par rapport à la poésie didactique, conçue comme reformulation d’un savoir déjà articulé, elle se situe au pôle opposé, comme « l’opération et la pure élaboration de puissances spirituelles qui trouvent en elles pour la première fois un nom et une voix » (Ibid.)

  J’enchaîne avec « L’esprit du poème » (pp. 241-248). La « pensée ratioïde » surestime « la part, dans la création artistique, de l’affectivité et du jeu aux dépens de la part intellectuelle » (page 244). Pourtant le poème pense. Mais là où l’on a coutume de distinguer une « solution de continuité » dans « le domaine du communicable et de la communication humaine », entre le langage mathématique & « l’expression affective presque totalement irrationnelle de l’aliéné » (Ibid.), Musil suggère une continuité, un seul tissu.

  Le « poème sans signification » est exemplifié par trois vers de Hoffmansthal, ainsi commentés : « aussi impossible de deviner sans secours extérieur ce que le poète a voulu dire que de soustraire son esprit à leur pouvoir » (page 245). La « pensée ratioïde » affronte « la mobilité de sens du vers » qui, semblable à la jeune danseuse de corde dans la cinquième élégie duinisienne, est « constamment disposée autrement sur toutes les balances de l’équilibre » (immerfort anders auf alle des Gleichgewichts schwankende Waagen). La lecture, quand elle se résout en paraphrase explicative, devient l’expérience, l’épreuve d’un débord : « Cela nous déborde. Nous l’ordonnons. Cela s’écroule. » (Uns überfüllts. Wir ordnens. Es zerfällt.) Mais elle ne parvient à peser le mouvement par lequel, équilibre en perpétuel déséquilibre, le poème s’invente et qui est sa liberté même. Elle en appelle alors, face à cet inexplicable, au supposé « pouvoir de l’art ». A ce lieu commun qui ressemble un peu à une capitulation de l’esprit, Musil préfère rétorquer, comme Mallarmé, par l’argument de l’insuffisant lecteur. S’il y a un art de dire qui s’appelle poésie, qui s’invente dans les œuvres qui nous importent, il y a symétrique au premier un art de lire, qui reste quant à lui à venir ; il ne se montre que dans le « manque d’art » ou incapacités des lecteurs actuels. « Des contemporains ne savent pas lire » — la poésie : une negative capability de la lecture reste à inventer pour le poème. (J'ai appris récemment qu'au Japon, pratique ancestrale, on foule avec les pieds le textile pour que s’en espacent les mailles trop serrées.)

  L’expérience de la grille de parole appliquée au « lyrique expressif » (Gœthe) : « l’on serait surpris par la force des organismes mutilés qui en résulteraient huit fois sur dix » (page 245). On songe aux opérations de Queneau sur le sonnet mallarméen. L’opération poétique essentielle est alors « le modelage du sens » obéissant à des lois « qui divergent de la pensée réaliste sans perdre tout contact avec elle » (Ibid.)


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