lundi 5 août 2019

La Rue de Rennes

J'ai toujours eu une peur déraisonnable
de la ville de Rennes, en France.
Je n'y suis jamais allé, je ne sais
pas vraiment où elle est.
Mais je sais qu'elle s'étale
et me fait peur. Peut-être parce que l'associe
à la rue de Rennes ? Cette rue
qui me semblait ne jamais commencer
ni finir nulle part, toujours grise,
parfois derrière un rideau de pluie,
jour pluvieux à Paris
au début du siècle
et quelques années plus tard
quand Pierre Reverdy la descendait
vers l'imprimerie Birault
un manuscrit sous le bras,
c'est La Lucarne ovale ! Qui,
j'aimais secrètement le croire,
avait quelque chose à voir avec un carnaval fou, contrairement
à la gravité de la lumière
dans le monde de Pierre Reverdy.
Je le vois s'arrêter à la porte
de l'imprimerie et entrer.
Comme ça a dû lui paraître étrange
de confier sa poésie moderne
à un vieux typographe parisien !
il dit : "Voici mes poèmes"
et le vieil homme fait juste un petit signe de tête et sourit
froidement en prenant les pages
dans ses mains. C'est un petit miracle.
Dehors, boutonnant son manteau
dans le vent de novembre, Pierre repart
vers le haut de la rue et disparaît soudain
dans le lointain. Moi
je suis seul ici, dans la rue de Rennes.

Ron Padgett, La chambre de Pierre et quelques poèmes, traduit par Lola Créïs et Claude Moureau-Bondy, Editions l'usage, 2019.

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