mardi 11 septembre 2018

La traduction comme expérience : "three stages"

Quand j'affirme que je fais "mienne" l'œuvre de Jabès, je ne veux pas du tout dire l'adapter à "mon style". Au contraire, je veux "écrire Jabès", écrire à l'écoute de [1] Jabès, écrire en écoutant son français.

Mon processus de traduction en passe toujours par trois étapes — je devrais dire quatre, en vérité, car il y a bien sûr une étape préliminaire de lecture intense, laquelle, comme l'écriture de mon premier jet (interlinéaire, presque mot à mot), tend à la compréhension de l'œuvre. Antoine Berman a raison : la compréhension du traducteur est "différente d'une compréhension herméneutico-critique" [2]. Elle vise davantage à retrouver les pas de l'auteur, son processus créatif, qu'à analyser comment le produit achevé s'intègre à l'intérieur de sa culture. Dans les termes de Valéry :

Le travail de traduire ... nous fait en quelque manière chercher à mettre nos pas sur les vestiges de ceux de l'auteur ; et non point façonner un texte à partir d'un autre ; mais de celui-ci, remonter à l'époque virtuelle de sa formation, à la phase ou l'état de l'esprit est celui d'un orchestre dont les instruments s'éveillent, s'appellent les uns les autres, et se demandent leur accord avant de former le concert. [3]

Lors de la deuxième étape, je ne regarde pas le texte français. Il me faut me détacher de son autorité. Je traite la désorganisation de la première ébauche (qui n'est ni du français ni tout à fait de l'anglais) comme si c'était une ébauche de mon propre travail, en gardant toutefois présente à l'esprit  l'intentionnalité du texte. J'essaie de la re-produire, de la re-créer en anglais. L'importance de cette étape de détachement ne saurait être assez soulignée, et je suis toujours reconnaissante à Justin O'Brien de m'avoir très tôt orientée dans cette direction.
Lors de la troisième étape, je reviens au dialogue avec le français et je me bats avec l'anglais pour l'amener aussi près que possible du français. Difficile de dire si une étape est plus importante que l'autre. Chacune ne devient possible qu'une fois la précédente franchie. Je ne peux écrire un texte en anglais qu'une fois que j'ai "compris" le texte français. Je ne peux m'approcher du français qu'une fois en ma possession un texte qui peut tenir par lui-même comme un texte en anglais. Avec Jabès, l'essentiel du travail à l'étape trois aura concerné la syntaxe, consisté à laisser les phrases s'approcher encore de la longueur des phrases françaises, à tenter de saisir le rythme des paragraphes.

           Rosmarie Waldrop, Lavish Absence : Recalling and Rereading Edmond Jabès, Wesleyan, 2002, p. 27-28.
[1] En français dans le texte.
[2] L'épreuve de l'étranger, Gallimard, "Les Essais", p. 248.
[3] "Variations sur les Bucoliques", Œuvres, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 215-216.

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