samedi 1 décembre 2012

Uccio Esposito Torigianni: Post Scriptum pour Anne-Marie Albiach

Pendant les quelques jours où nous réalisions l'entretien, nous avons appris avec beaucoup de tristesse le décès d'Anne-Marie Albiach. Uccio Esposito Torigianni a tenu à lui rendre hommage.



C'est en février 1967 que j'ai rencontré Anne-Marie Albiach, lorsqu’elle vivait à Londres avec Claude Royet-Journoud. J’étais là dans une très modeste pension - qui avait l’énorme avantage (pour moi) d’être à deux pas de Tavistock square - pour écrire en paix quelque chose, et une amie commune (Paule Philip) m’avait donné leur adresse. C’était, je crois, entre Camden Town et Hampstead dans un appartement assez nu et froid, murs peints en blanc, silence tout aussi blanc d’Anne-Marie en contraste avec l’enthousiasme débordant de Claude qui ne cessait de me parler de mon premier roman ”Mme B.” Anne-Marie approuvait et disait tout bas qu’elle avait beaucoup aimé. Il faisait froid, on se fouillait les poches à la recherche d’un shilling pour faire repartir le chauffage mais personne n’en avait. Claude a dit qu’on serait mieux dehors, mais d’abord il a téléphoné à leur ami Michel Couturier qui nous a rejoints. Ils m’ont montré leur revue, la simple feuille pliée en deux du début avait été transformée par un imprimeur polonais en bijou de bibliophile, et ils m’ont demandé un texte. J’ai ainsi eu l’honneur de me retrouver avec eux trois sur la couverture de l’avant dernier numéro de ”Siècle à mains”.
Dans la rue il faisait tout aussi froid et on marchait vite, Anne–Marie toujours silencieuse mais souriante, Michel qui vivait depuis longtemps à Londres nous parlait du quartier, d’un canal qui le traversait jadis et qu’on avait comblé et il nous indiquait une des adresses de Verlaine et Rimbaud en nous racontant une dispute entre les deux poètes à propos d’un hareng… tout cela vague dans ma mémoire mais Michel est mort depuis longtemps et on ne peut plus rien lui demander.
J’ai dit que j’ai ”rencontré” Anne-Marie, je n’ose pas dire j’ai ”connu” – bien qu’après Londres je l’aie revue quelques fois à Paris. En général, j’avais de ses nouvelles par Claude. Une fois,  je suis allé la voir dans sa maison rue Pauline Borghèse à Neuilly et j’ai été pris dans la même sensation que j’avais ressentie à Londres: une lucidité aveuglante, s’ouvrant sur une vision en abyme des mots, modérée parfois par une rare ébauche de sourire. Elle avait été fatiguée, peut-être elle allait mieux. En lisant ces textes je n’ai jamais cessé de me demander si elle était dans ses mots – parfois à peine signes, syllabes – ouvrant dans la page ces blancs dévorants, ou s’il ne fallait pas la chercher dans cette nudité ”laissant au silence une dynamique de force ou de destruction”.
Dans les très nombreuses années où nous n’avons pas eu l’occasion de nous voir j’ai beaucoup pratiqué la littérature anglaise et cette rencontre entre Camden et Hampstead m’est revenue souvent à l’esprit associé avec des images peut-être arbitraires : les cailloux dans les poches du manteau de Virginia Woolf qui entre lentement dans la rivière, le suicide de Dora Carrington après la mort de Lytton Strachey, la folie de Sophie Gaudier-Brzeska… tout un monde de ciels gris, de gentillesse froide et de profonde solitude. Voilà ce que j’ai compris, bien des années plus tard, comme si la vraie Anne-Marie Albiach était celle de cette lointaine première rencontre, ouverte et aussitôt fermée comme un livre.

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