Pendant les quelques jours où nous réalisions l'entretien, nous avons appris avec beaucoup de tristesse le décès d'Anne-Marie Albiach. Uccio Esposito Torigianni a tenu à lui rendre hommage.
C'est en février 1967 que j'ai rencontré
Anne-Marie Albiach, lorsqu’elle vivait à Londres avec Claude Royet-Journoud. J’étais
là dans une très modeste pension - qui avait l’énorme avantage (pour moi)
d’être à deux pas de Tavistock square - pour écrire en paix quelque chose, et
une amie commune (Paule Philip) m’avait donné leur adresse. C’était, je crois, entre
Camden Town et Hampstead dans un appartement assez nu et froid, murs peints en
blanc, silence tout aussi blanc d’Anne-Marie en contraste avec l’enthousiasme
débordant de Claude qui ne cessait de me parler de mon premier roman ”Mme B.” Anne-Marie approuvait et disait
tout bas qu’elle avait beaucoup aimé. Il faisait froid, on se fouillait les
poches à la recherche d’un shilling pour faire repartir le chauffage mais
personne n’en avait. Claude a dit qu’on serait mieux dehors, mais d’abord il a
téléphoné à leur ami Michel Couturier qui nous a rejoints. Ils m’ont montré leur
revue, la simple feuille pliée en deux du début avait été transformée par un
imprimeur polonais en bijou de bibliophile, et ils m’ont demandé un texte. J’ai
ainsi eu l’honneur de me retrouver avec eux trois sur la couverture de l’avant
dernier numéro de ”Siècle à mains”.
Dans la rue il faisait tout aussi
froid et on marchait vite, Anne–Marie toujours silencieuse mais souriante, Michel
qui vivait depuis longtemps à Londres nous parlait du quartier, d’un canal qui
le traversait jadis et qu’on avait comblé et il nous indiquait une des adresses
de Verlaine et Rimbaud en nous racontant une dispute entre les deux poètes à
propos d’un hareng… tout cela vague dans ma mémoire mais Michel est mort depuis
longtemps et on ne peut plus rien lui demander.
J’ai dit que j’ai ”rencontré”
Anne-Marie, je n’ose pas dire j’ai ”connu” – bien qu’après Londres je l’aie revue
quelques fois à Paris. En général, j’avais de ses nouvelles par Claude. Une fois, je suis allé la voir dans sa maison rue
Pauline Borghèse à Neuilly et j’ai été pris dans la même sensation que j’avais
ressentie à Londres: une lucidité aveuglante, s’ouvrant sur une vision en abyme
des mots, modérée parfois par une rare ébauche de sourire. Elle avait été
fatiguée, peut-être elle allait mieux. En lisant ces textes je n’ai jamais
cessé de me demander si elle était dans ses mots – parfois à peine signes,
syllabes – ouvrant dans la page ces blancs dévorants, ou s’il ne fallait pas
la chercher dans cette nudité ”laissant au silence une dynamique de force ou de
destruction”.
Dans les très nombreuses années
où nous n’avons pas eu l’occasion de nous voir j’ai beaucoup pratiqué la
littérature anglaise et cette rencontre entre Camden et Hampstead m’est revenue
souvent à l’esprit associé avec des images peut-être arbitraires : les cailloux
dans les poches du manteau de Virginia Woolf qui entre lentement dans la rivière,
le suicide de Dora Carrington après la mort de Lytton Strachey, la folie de
Sophie Gaudier-Brzeska… tout un monde de ciels gris, de gentillesse froide et
de profonde solitude. Voilà ce que j’ai compris, bien des années plus tard, comme
si la vraie Anne-Marie Albiach était celle de cette lointaine première
rencontre, ouverte et aussitôt fermée comme un livre.
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