mardi 13 novembre 2012

Uccio Esposito Torrigiani: un entretien (3/3)



On pourrait être tenté de qualifier Narr, votre dernier opus, de branche, de rejet (pour rester dans le vocabulaire de la botanique) ou de post-scriptum à Verbigo. Roman de voyage, quête d’un personnage, c’est presque le livre du double – double qui est peut-être celui que vous poursuivez dans Verbigo

Cela paraît une question innocente, mais si je dois y répondre vraiment je dois parler de tout le bouquin et ça franchement ce n’est pas mon boulot. Ainsi je vais vous répondre en partie: oui, on peut dire que NARR est un post-scriptum à VERBIGO, mais je crois aussi que, du fait de sa démesure, tout ce que j’ai fait après ne peut pas être autre chose.
Par contre je vais essayer de m’expliquer sur la question du ”double”. Il n’y pas de recherche ni de poursuite d’un double dans VERBIGO. Cette notion est surgie après coup dans une lettre que j’écrivais à Bernard Pingaud (cfr. Narr, pag. 9). Dans cette même page commence un paragraphe qui reprend, je crois, le suc de ma lettre et que je vais vous transcrire pour vous faciliter la tâche: ”… souvent, surtout vers la fin de la journée, après avoir pondu pages et pages, je m’arrêtais dans le fol espoir de me surprendre, de me pencher sur l’épaule de ce triste besogneux, de me voir réuni à cet autre qui écrivait, et je ne sais combien de fois je me suis dit que le seul vrai bouquin que j’aurais voulu écrire était celui sur moi (ou plutôt sur ce type) écrivant, sur moi dévidant péniblement ma bave noirâtre ; que c’était là la seule histoire qui valait la peine d’être racontée”.
Cette notion est en fait une perception de l’écriture elle-même non pas par rapport à ce qu’elle narre (car, bien sûr, elle narre mais cela pose d’autres questions), mais en tant qu’activité folle et mystérieuse à la fois de l’écrivain. Je dis folle et mystérieuse (ce dernier mot avec un regard appuyé sur Wittgenstein) parce que, parti pour raconter une histoire, souvent il se laisse prendre la main, il invente des vies, décrit des lieux qu’il n’a jamais vus, réussit ou rate son coup, en un mot il joue à dieu-le-père – si je peux me permettre une comparaison immodeste tout écrivain est pareil aux artisans inconnus qui ont dressé, par exemple à Louxor, les hiéroglyphes-colonnes le plus haut possible vers le ciel – un écrivain en traçant ces signes noirâtres et incertains se dresse dans le vide le plus noir et vise les hauteurs ou les profondeurs, c’est pareil, de sa perception du monde, donc de la condition humaine, sachant que nul dieu ne l’écoute et que sa folie ne guérira jamais, car chaque page en réclame une autre, chaque œuvre n’est que la préface ou le post-scriptum d’un travail infini. La preuve? Le narrateur de NARR est dans une île à la recherche d’un homme et il finit par en rencontrer des tas d’autres qui n’ont rien à faire avec sa recherche. Et peut-être à la fin il ne se rend même pas compte que c’était cette âme actuellement malade (comme on dit d’une plante qui est malade, puisque vous aimez la botanique) de l’île qui était le ”vrai” but de sa recherche. Les guillemets sont là pour indiquer que le vrai ne peut être que relatif en écriture. O poeta é um fingidor.  

Merci infiniment à Uccio Esposito Torrigiani de s'être prêté à cet entretien. Narr est en fait son avant dernier opus, puisqu'il a publié depuis Le Comédien dans sa loge, disponible ici.

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