lundi 12 novembre 2012

Uccio Esposito Torrigiani: un entretien (2/3)



Il est d’ailleurs souvent  question de Kafka, comme un fantôme, dans vos livres, y compris le dernier, Narr… (mais aussi dans Un Mauvais Polar). On pourrait penser que la topographie mouvante, le surgissement de certains personnages (par exemple cet acteur de Nō, rencontré a New-York), doit beaucoup consciemment ou pas, à cet auteur. Quel rapport entretenez-vous avec l’œuvre de Kafka ?

Kafka. Une rencontre occasionnelle, j’avais vingt ans quand quelqu’un m’a passé un ”polar” qui l’ennuyait: Le Procès. Coup de foudre, révélation, que sais-je. Jusque là, j’étais persuadé d'être mentalement dérangé; ces histoires que je me racontais, cette perpétuelle introspection sur le moindre de mes actes que je transformais immédiatement en procès… eh bien, tout a changé avec Kafka. Puisqu’il y en avait un autre sur terre – un puis un type bien, dottore, écrivain – qui connaissait les mêmes affres, ce n’était plus une maladie la mienne mais un état, qui sait peut-être même la condition humaine.
Continuant de le lire, le dévorant même, j’ai découvert d’autres formes bien plus riches, plus inquiétantes. Il y avait du mystère et de la profonde souffrance: ”le sermon dans la cathédrale”, ”le Terrier”, ”Devant la porte de la loi”, ”La colonie pénitentiaire”, ”la Métamorphose”, pour ne pas parler du ”Château” dont le paysage ressemblait beaucoup à celui du nord-est de l’Italie où je vivais à l’époque. Oui, Kafka a été mon maître, mon grand frère nourricier et ses références dans mes écrits sont innombrables. Je n’y avais pas pensé, j’avoue, mais Mitsune pourrait rappeler ”Un champion de jeûne”. Ce rapport très intense n’a jamais cessé, mais il a été par la suite influencé par des tas d’autres écrivains et surtout par des poètes allemands Rilke, Hölderlin, Trakl et des penseurs comme Freud, Wittgenstein et Merleau-Ponty.


Un autre spectre traverse vos textes, celui de Danielle Collobert. Au-delà de la lettre à une amie défunte que vous évoquiez, pourquoi cette présence continuelle dans vos livres ?

La réponse la plus directe et vraie, pourrait être - en paraphrasant un monsieur très connu - par ce que c’estoit elle, par ce que c’estoit moi. Mais, le propre ou la manie des écrivains étant de s’expliquer, il faut que je le fasse.

Oui, c’est un spectre, celui d’une jeune femme morte depuis trente-quatre ans, dont l’ombre portée - bonne ou mauvaise - m’accompagne et m’accompagnera jusqu’à la fin. La raison bête, au départ, c’est que nous nous sommes connus au moment ou nous faisions, côte à côte, nos premiers pas dans l’écriture. Et pour une raison sans raison nous n’avons pas cessé - alors que nos vies et nos modes de vivre l’écriture prenaient avec le temps des chemins différents et parfois même opposés - de nous suivre, nous surveiller, nous juger, chacun fantasmant l’inévitable trahison que l’autre, tôt ou tard, commettrait à l’égard de Dame Ecriture.
Maintenant il faut peut-être dire qui était cette éternelle jeune femme - car la mort vous laisse à jamais là où elle vous prend - qui se faisait appeler Dany. Danielle Collobert sest donné la mort le 23 juillet 1978, dans une chambre dhôtel, rue Dauphine à Paris. Les vingt années qui me lient à elle ne me mettent pas dans les meilleures conditions pour en parler. Je lai connue, en effet, dans un café du boulevard St-Germain, en mars ou avril 1958, alors quelle navait pas encore dix-huit ans. Nous avons immédiatement parlé de lessentiel : lécriture, la mort. Ces deux choses — ou est-ce une seule — semblaient l'occuper exclusivement et avec une telle rigueur que l'on sentait, d'emblée, qu'elle irait dans cette seule et unique direction, que personne ne pourrait la détourner ni la tromper quant au but. Tout au plus, en l'aimant, on pouvait souhaiter, sans doute bêtement, qu'elle s'égare quelque part, qu'elle faiblisse en chemin, en somme.
Elle écrivait ses premiers poèmes très courts, elle lisait beaucoup, bien sûr, mais surtout elle découvrait sa totale nudité : celle des nuits où l'on s'acharne sur l’autre ou celle que vous ren­voient tous les miroirs des cafés qui ne ferment jamais, là où l'on peut observer, écouter ou simplement atten­dre, en regardant sa page blanche, que la lassitude du petit matin vienne vous délivrer, vous vaincre.
Son milieu était bien défini: ses parents étaient au Parti communiste, l’une de ses tantes avait fait la Résistance et avait été déportée et puis, autour de nous, Paris, quadrillé par la police qui traquait les Algériens et autres basanés, ne se prêtait guère à la confusion des camps. Au début elle faisait quelques petits boulots : des enquêtes ou du baby-sitting ; plus tard elle trouva une place dans une galerie de peinture, impasse Hautefeuille, où, entourée de murs blancs et de tableaux géométriques (c'était le style du lieu), elle commença à écrire, lentement, les textes qui allaient composer Meur­tre.
Moi, à cette époque, j’étais pour quelque temps en Tunisie et elle vint me voir au printemps 1960. L'année suivante, en avril, elle publiait un recueil de ses premiers poèmes, intitulé Chant des guerres.
Depuis le début de la guerre d’Algérie, j’apportais dans la mesure de mes moyens (et de mes craintes: étranger en France je risquais au bas mot l’expulsion) mon soutien à la cause algérienne; j’ai rencontré des dirigeants dans la fameuse rue des Entrepreneurs à Tunis, j’ai traduit une pièce d’un auteur algérien, “Les Enfants de la Casbah“, qui parut dans un magazine italien, j’ai écrit un scénario qui n’a jamais été tourné, etc. En 1961, Dany  engagée dans un réseau de soutien au F.L.N. devint “une porteuse de valises“, comme on disait à l’époque. Elle disparaissait, parfois, pour effectuer des missions dont, selon le strict code de la clandestinité, nous n’avons jamais parlé. Pendant plus d'un an, absorbée par sa tâche, elle arrêta d'écrire. Mais elle ressortit apparemment inchangée de cette période, comme si rien de réel ne pouvait lui arriver hors de l'écriture. L'expérience algérienne devait toutefois se conclure par un séjour un peu forcé en Italie (entre mai et août 62, elle est à Rome chez certains de mes amis, puis à Venise) qui allait lui permettre de retrouver son écriture et d'achever la compo­sition de Meurtre. Elle présenta d'abord ce texte aux éditions de Minuit qui le refusèrent. Représenté ensuite chez Gallimard, et vivement défendu par Raymond Que­neau, Meurtre fut enfin accepté et parut en avril 1964.  A la fin de la guerre elle était entrée à la rédaction de Révolu­tion Africaine, un hebdo algérien qui allait disparaître, je crois, peu après Ben Bella.
Il faut souligner que les années entre 64 et 67 sont plutôt floues dans mon souvenir. J'ai l'impression que nos vies étaient immobiles ou comme suspendues : la guerre d'Algérie était finie, chacun de nous avait commencé à être édité. On est publié, on écrit, bon, et puis après ? Que l'on ait pu apprécier ce quelle écrivait — son livre avait eu quelques critiques assez élogieuses — ne pouvait, d'après elle, que tenir du malentendu. D'ailleurs, lorsqu'on 1966 elle présentera chez Gallimard son deuxième texte Parler seul (qui deviendra par la suite Dire I), elle se le verra refuser. C'est à cette époque aussi que surgit son désir de voyager qui deviendra, peu à peu, une sorte de pulsion exaspérée vers l'errance, un mouvement quasi perpétuel où venaient se fondre probablement des motivations contradictoires : le besoin d'évasion, l'attrait du pays lointain et exotique en tant que porteur de significations innommées qui seules lui garantissaient le silence, la solitude et, en même temps, une sorte de preuve par épuisement géographique qu'elle ne sera bien nulle part, qu'il n'y a que des noms de lieux et qu'elle ne pourra, où qu'elle aille, qu'aller vers rien.
Ceci ne l'empêche pas d'être parfois très présente au monde; c'est ainsi qu'en mai 68, nous avons adhéré à l'Union des Ecrivains - cela se limitait à l’occupation d’une partie de l’Hôtel de Massa, siège des Gens de Lettres - où nous avons eu le bonheur de côtoyer la fine fleur de la littérature plus ou moins de gauche: Butor, Faye, Sollers, Pingaud… impossible de les citer tous.
A partir de 1969, je commence ma propre errance de pays en pays, mais en me fixant souvent à Formentera. En 1970, elle peut effectuer son premier grand voyage : l'Indonésie, Bali, Bornéo, etc. Pendant cette période elle écrit Dire II, prend des notes pour d'autres projets. Nos mouvements respectifs nous éloignent ou nous font retrouver: lors d’une de ces retrouvailles nous écrivons ensemble une pièce radiophonique, Bataille (diffusée en 1971), et toujours ensemble nous traduisons un roman de l'italien.
Entre-temps, elle a connu Jean-Pierre Faye qui assurera désormais la publication de ses textes. Dire I-II paraît ainsi en 1972 dans la collec­tion Change (Seghers-Laffont). L'année suivante elle écrit une pièce radiophonique, Poly­phonie, diffusée par France Culture. Et elle voyage : entre 74 et 75 elle est tour à tour en Italie, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis, en Crète. Elle tra­vaille aussi à un nouveau texte, qui deviendra Il donc, et me rejoint pour quelques semaines à Formentera où nous écrivons une autre pièce radiophonique Discours (diffusée en Allemagne, en 1976).
Sur cette forme de collaboration - qui a bien peu de lettres de noblesse  - il m’est difficile de m’expliquer. On se disait tout à coup qu’on avait besoin d’argent et on pensait à la radio, filon que j’avais découvert par hasard en 1969, et on s’y mettait. Je crois que ça fonctionnait par instinct, par communion profonde et aussi par une grosse tranche d’humour. J’ai déjà expliqué ça dans "Suite & Fin".

Il donc paraît en octobre 1976 chez Change. Les séjours a l'étranger se multiplient, se bousculent dans ma mémoire: je me souviens seulement qu’en 1975 nous nous sommes rencontrés à New York d’où elle allait partir pour le Mexique. Puis c’est encore la Crète. C'est à son retour de cette île que je l'ai retrouvée à Paris, fin mars ou début avril 78. Elle venait d'achever un court texte, intitulé Survie, et voulait le publier le plus tôt possible, et aussi le faire traduire, en italien, en anglais si possible. Une curieuse sensation d'urgence, inhabituelle. Je traduisis le texte en italien. Survie parut, fin avril, en une plaquette tirée à 60 exemplaires chez Orange Export Lld. Une nuit, tard, elle monta dans ma chambre de bonne me dire au revoir : elle partait le lendemain pour New York. Je quittai Paris pour Formentera à la fin du mois. A la mi-juillet, elle était de retour à Paris. Le jour qu'elle a choisi pour mourir était celui de son anniversaire : elle était née le 23 juillet 1940 à Rostrenen (Côtes-du-Nord).

Pour se procurer les livres d'Uccio Esposito Torrigiani, il faut les commander sur TheBookEdition.com (lien cliquable). Les Oeuvres de Danielle Collobert sont disponibles en deux volumes aux éditions P.O.L.

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