Il est d’ailleurs
souvent question de Kafka, comme un
fantôme, dans vos livres, y compris le dernier, Narr… (mais aussi dans Un Mauvais Polar). On pourrait penser que la topographie mouvante, le
surgissement de certains personnages (par exemple cet acteur de Nō, rencontré a
New-York), doit beaucoup consciemment ou pas, à cet auteur. Quel rapport
entretenez-vous avec l’œuvre de Kafka ?
Kafka. Une rencontre occasionnelle, j’avais vingt ans
quand quelqu’un m’a passé un ”polar” qui l’ennuyait: Le Procès. Coup de foudre, révélation, que sais-je. Jusque là,
j’étais persuadé d'être mentalement dérangé; ces histoires que je me racontais,
cette perpétuelle introspection sur le moindre de mes actes que je transformais
immédiatement en procès… eh bien, tout a changé avec Kafka. Puisqu’il y en
avait un autre sur terre – un puis un type bien, dottore, écrivain – qui
connaissait les mêmes affres, ce n’était plus une maladie la mienne mais un
état, qui sait peut-être même la condition humaine.
Continuant de le lire, le dévorant même, j’ai
découvert d’autres formes bien plus riches, plus inquiétantes. Il y avait du
mystère et de la profonde souffrance: ”le sermon dans la cathédrale”, ”le
Terrier”, ”Devant la porte de la loi”, ”La colonie pénitentiaire”, ”la
Métamorphose”, pour ne pas parler du ”Château” dont le paysage ressemblait
beaucoup à celui du nord-est de l’Italie où je vivais à l’époque. Oui, Kafka a
été mon maître, mon grand frère nourricier et ses références dans mes écrits
sont innombrables. Je n’y avais pas pensé, j’avoue, mais Mitsune pourrait
rappeler ”Un champion de jeûne”. Ce rapport très intense n’a jamais cessé, mais
il a été par la suite influencé par des tas d’autres écrivains et surtout par
des poètes allemands Rilke, Hölderlin, Trakl et des penseurs comme Freud,
Wittgenstein et Merleau-Ponty.
Un autre spectre
traverse vos textes, celui de Danielle Collobert. Au-delà de la lettre à une
amie défunte que vous évoquiez, pourquoi cette présence continuelle dans vos
livres ?
La
réponse la plus directe et vraie, pourrait être - en paraphrasant un monsieur
très connu - “par ce que c’estoit elle, par ce que
c’estoit moi“. Mais, le propre ou la manie des
écrivains étant de s’expliquer, il faut que je le fasse.
Oui,
c’est un spectre, celui d’une jeune femme morte depuis trente-quatre ans, dont
l’ombre portée - bonne ou mauvaise - m’accompagne et m’accompagnera jusqu’à la
fin. La raison bête, au départ, c’est que nous nous sommes connus au moment ou
nous faisions, côte à côte, nos premiers pas dans l’écriture. Et pour une
raison sans raison nous n’avons pas cessé - alors que nos vies et nos modes de
vivre l’écriture prenaient avec le temps des chemins différents et parfois même
opposés - de nous suivre, nous surveiller, nous juger, chacun fantasmant
l’inévitable trahison que l’autre, tôt ou tard, commettrait à l’égard de Dame
Ecriture.
Maintenant
il faut peut-être dire qui était cette éternelle jeune femme - car la mort vous
laisse à jamais là où elle vous prend - qui se faisait appeler Dany. Danielle Collobert s’est donné la mort le
23 juillet 1978, dans une chambre d’hôtel, rue
Dauphine à Paris. Les vingt années qui me lient à elle ne me mettent pas dans
les meilleures conditions pour en parler. Je l’ai
connue, en effet, dans un café du boulevard St-Germain, en mars ou avril 1958,
alors qu’elle n’avait
pas encore dix-huit ans. Nous avons immédiatement parlé de l’essentiel : l’écriture,
la mort. Ces deux choses — ou est-ce une seule — semblaient l'occuper
exclusivement et avec une telle rigueur que l'on sentait, d'emblée, qu'elle
irait dans cette seule et unique direction, que personne ne pourrait la
détourner ni la tromper quant au but. Tout au plus, en l'aimant, on pouvait
souhaiter, sans doute bêtement, qu'elle s'égare quelque part, qu'elle faiblisse
en chemin, en somme.
Elle écrivait
ses premiers poèmes très courts, elle lisait beaucoup, bien sûr, mais surtout
elle découvrait sa totale nudité : celle des nuits où l'on s'acharne sur l’autre
ou celle que vous renvoient tous les miroirs des cafés qui ne ferment jamais,
là où l'on peut observer, écouter ou simplement attendre, en regardant sa page
blanche, que la lassitude du petit matin vienne vous délivrer, vous vaincre.
Son milieu
était bien défini: ses parents étaient au Parti communiste, l’une de ses tantes
avait fait la Résistance et avait été déportée et puis, autour de nous, Paris,
quadrillé par la police qui traquait les Algériens et autres basanés, ne se
prêtait guère à la confusion des camps. Au début elle faisait quelques petits
boulots : des enquêtes ou du baby-sitting ; plus tard elle trouva une place
dans une galerie de peinture, impasse Hautefeuille, où, entourée de murs blancs
et de tableaux géométriques (c'était le style du lieu), elle commença à écrire,
lentement, les textes qui allaient composer Meurtre.
Moi, à cette
époque, j’étais pour quelque temps en Tunisie et elle vint me voir au printemps
1960. L'année suivante, en avril, elle publiait un recueil de ses premiers
poèmes, intitulé Chant des guerres.
Depuis le début
de la guerre d’Algérie, j’apportais dans la mesure de mes moyens (et de mes
craintes: étranger en France je risquais au bas mot l’expulsion) mon soutien à
la cause algérienne; j’ai rencontré des dirigeants dans la fameuse rue des
Entrepreneurs à Tunis, j’ai traduit une pièce d’un auteur algérien, “Les
Enfants de la Casbah“, qui parut dans un magazine italien, j’ai écrit un
scénario qui n’a jamais été tourné, etc. En 1961, Dany engagée dans
un réseau de soutien au F.L.N. devint “une porteuse de valises“, comme on
disait à l’époque. Elle disparaissait, parfois, pour effectuer des missions
dont, selon le strict code de la clandestinité, nous n’avons jamais parlé.
Pendant plus d'un an, absorbée par sa tâche, elle arrêta d'écrire. Mais elle
ressortit apparemment inchangée de cette période, comme si rien de réel ne
pouvait lui arriver hors de l'écriture. L'expérience algérienne devait toutefois
se conclure par un séjour un peu forcé en Italie (entre mai et août 62, elle
est à Rome chez certains de mes amis, puis à Venise) qui allait lui permettre
de retrouver son écriture et d'achever la composition de Meurtre. Elle
présenta d'abord ce texte aux éditions de Minuit qui le refusèrent. Représenté
ensuite chez Gallimard, et vivement défendu par Raymond Queneau, Meurtre
fut enfin accepté et parut en avril 1964. A la fin de la guerre elle
était entrée à la rédaction de “Révolution Africaine“, un hebdo algérien qui allait
disparaître, je crois, peu après Ben Bella.
Il faut
souligner que les années entre 64 et 67 sont plutôt floues dans mon souvenir.
J'ai l'impression que nos vies étaient immobiles ou comme suspendues : la
guerre d'Algérie était finie, chacun de nous avait commencé à être édité. On
est publié, on écrit, bon, et puis après ? Que l'on ait pu apprécier ce qu’elle écrivait — son livre avait eu quelques
critiques assez élogieuses — ne pouvait, d'après elle, que tenir du malentendu.
D'ailleurs, lorsqu'on 1966 elle présentera chez Gallimard son deuxième texte Parler
seul (qui deviendra par la suite Dire I), elle se le verra
refuser. C'est à cette époque aussi que surgit son désir de voyager qui
deviendra, peu à peu, une sorte de pulsion exaspérée vers l'errance, un
mouvement quasi perpétuel où venaient se fondre probablement des motivations
contradictoires : le besoin d'évasion, l'attrait du pays lointain et “exotique“ en tant que
porteur de significations innommées qui seules lui garantissaient le silence,
la solitude et, en même temps, une sorte de preuve par épuisement géographique
qu'elle ne sera bien nulle part, qu'il n'y a que des noms de lieux et qu'elle
ne pourra, où qu'elle aille, qu'aller “vers rien“.
Ceci ne
l'empêche pas d'être parfois très présente au monde; c'est ainsi qu'en mai 68,
nous avons adhéré à l'Union des Ecrivains - cela se limitait à l’occupation
d’une partie de l’Hôtel de Massa, siège des Gens de Lettres - où nous avons eu
le bonheur de côtoyer la fine fleur de la littérature plus ou moins de gauche:
Butor, Faye, Sollers, Pingaud… impossible de les citer tous.
A partir de
1969, je commence ma propre errance de pays en pays, mais en me fixant souvent
à Formentera. En 1970, elle peut effectuer son premier grand voyage :
l'Indonésie, Bali, Bornéo, etc. Pendant cette période elle écrit Dire II,
prend des notes pour d'autres projets. Nos mouvements respectifs nous éloignent
ou nous font retrouver: lors d’une de ces retrouvailles nous écrivons ensemble
une pièce radiophonique, Bataille (diffusée en 1971), et toujours
ensemble nous traduisons un roman de l'italien.

Sur cette forme
de collaboration - qui a bien peu de lettres de noblesse - il m’est
difficile de m’expliquer. On se disait tout à coup qu’on avait besoin d’argent
et on pensait à la radio, filon que j’avais découvert par hasard en 1969, et on
s’y mettait. Je crois que ça fonctionnait par instinct, par communion profonde
et aussi par une grosse tranche d’humour. J’ai déjà expliqué ça dans
"Suite & Fin".
Il donc paraît en octobre 1976 chez “Change“. Les séjours a l'étranger se
multiplient, se bousculent dans ma mémoire: je me souviens seulement qu’en 1975
nous nous sommes rencontrés à New York d’où elle allait partir pour le Mexique.
Puis c’est encore la Crète. C'est à son retour de cette île que je l'ai
retrouvée à Paris, fin mars ou début avril 78. Elle venait d'achever un court
texte, intitulé Survie, et voulait le publier le plus tôt possible, et
aussi le faire traduire, en italien, en anglais si possible. Une curieuse
sensation d'urgence, inhabituelle. Je traduisis le texte en italien. Survie
parut, fin avril, en une plaquette tirée à 60 exemplaires chez Orange Export
Lld. Une nuit, tard, elle monta dans ma chambre de bonne me dire au revoir :
elle partait le lendemain pour New York. Je quittai Paris pour Formentera à la
fin du mois. A la mi-juillet, elle était de retour à Paris. Le jour qu'elle a
choisi pour mourir était celui de son anniversaire : elle était née le 23
juillet 1940 à Rostrenen (Côtes-du-Nord).
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