jeudi 24 février 2011

La rue de Paris

(Thibaut Cuisset, série La rue de Paris, 2004, 68 x 92 cm)

Dans la ville, elle n'est rien, une rue dont j'oublie le nom, rien qu'un lieu de passage, - espace quelconque où le pas, comme mécaniquement, s'accélère. Non que le temps manque ou presse. Ce serait plutôt que l'automate en nous a décrété qu'ici, de toute façon, il n'y avait rien à interroger. La quotidienneté de l'expérience finit par imposer son évidence, aveuglante. D'ailleurs, nous avons beau essayer, nous appliquer, ouvrir les yeux, ralentir le pas, le plus souvent nous n'y voyons pas plus clair, parce que nous ne savons tout simplement pas regarder. " Façons d'endormis ", aurait dit Henri Michaux. Et Georges Perec dans l'infra-ordinaire, avec sévérité : " Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêve. " Comment, dans ces conditions, suspendre la circulation somnambule ? La tentative d'épuisement inaugurée par Georges Perec place Saint-Sulpice, en octobre 1974, proposait déjà une épochè possible. Perec observait et décrivait " des choses strictement visibles ", tout en sachant qu'il ne pourrait pas tout décrire. Toute liste est une tentative de liste et tout inventaire, une " esquisse d'inventaire ". Wittgentstein : " Si la description est si difficile, c'est parce que l'on croit que pour parvenir à la compréhension des faits, il faut les compléter. C'est comme si l'on voyait une toile avec des taches de couleurs éparses, et que l'on dit : telles qu'elles sont là, elles sont incompréhensibles ; elles ne prendront sens que lorsqu'on les aura complétées en une figure. - Tandis que moi je veux dire : c'est ici le Tout (Si tu les complètes, tu les fausses.) " Il s'agit de collecter - faits, gestes, trajectoires - non de colliger. Accepter une forme de discontinuité. L'explication, comme exercice de liaison, n'apporte pas de réelle satisfaction. Wittgenstein encore : " Je crois que la recherche d'une explication est déjà un échec car il suffit de rassembler correctement ce que l'on sait, sans rien y ajouter, et la satisfaction que l'explication était censée apporter se produit d'elle-même. "

En 2004, Thibaut Cuisset s'est installé dans la rue de Paris à Montreuil, pour la photographier, à la chambre ou à main levée, cherchant entre retrait et empathie la juste distance. Il compose avec les volumes et les textures, les graphies et la polychromie, l'animation et la mixité, les pièces détachées d'un portrait de la rue, d'une urbanité. Deleuze, dans une page précisément consacrée à la définition de l'espace quelconque au cinéma (cf. L'image-mouvement, Minuit, p. 153) citait Bresson : " De la FRAGMENTATION : elle est indispensable si l'on ne veut pas tomber dans la REPRÉSENTATION. Voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables. Isoler ces parties. Les rendre indépendantes afin de leur assurer une nouvelle dépendance. " Et c'est bien de fragmentation qu'il s'agit dans le travail de Thibaut Cuisset, les images photographiques opérant dans l'espace de la rue des prélèvements. Ce sont des énoncés urbains décontextualisés, des propositions flottantes, discontinues et singulières qui ouvrent la rue à de nouvelles connexions, inédites. Photographier donc pour ça voir (cf. Emmanuel Hocquard, Le voyage à Reykjavik, POL, p. 13) ce que nous avons sous les yeux quand nous marchons, rue de Paris.

Écrire tout aussi bien. À cette enquête géographique, le photographe a en effet voulu associer un écrivain, Jean-Christophe Bailly, qui scrute, dans l'espace délimité et resserré de la rue de Paris, ce qu'il appelle ailleurs, dans un livre co-écrit avec le philosophe Jean-Luc Nancy, notre comparution, c'est-à-dire notre venue ensemble au monde : " cette rue de rien est une rue du monde, écrit-il, une rue-monde, une rue dans le monde qui se renverse et s'éparpille ".

Le texte, ce sont des laisses de prose toujours en train de se décomposer pour se recomposer, des agencements de bribes, l'exploration de la rue comme surface discontinue, tissu déchiré : " un kilomètre et demi de maisons de boutiques (...) découpé en dents de scie, avec des accrocs, plein d'accrocs ". Laisses qui enregistrent et capturent, qui découpent dans la matière verbale le " work in progress de la rue-monde, le décousu sous toutes ses coutures ". La méthode - " simple quoique un peu affolante - il faut traverser sans cesse et noter carnet au vent " - est descriptive. Et s'il y a effectivement quelque chose d'une tentative d'épuisement d'un espace urbain dans ces pages (" le nominal poème " énumère, " le poème-toponym' " inventorie la rue-monde en listes ouvertes, all over), dans cette prolifération la voix du poème ne s'absorbe ni ne s'éteint tout à fait, parce que l'énonciation y prend le pas sur l'énoncé ; elle trace, noma-disante, la ligne de fuite qui la déporte et l'emporte.
Car il s'agit moins, pour l'écrivain - comme d'ailleurs pour le photographe - de " tout marquer, tout retenir ", ou bien de tenter " une somme une synthèse un résumé ", mais de traverser la rue comme un espace lui-même nomade " où la logique des sensations s'organise/en taches successives que le pas déconstruit " (cf. Basse continue, Seuil, p. 22) Si elle est un plan d'immanence, alors écrire agence le discontinu des choses et des perceptions en percept sur la page, le reconfigure dans un flux parlé-noté qui l'ouvre, le fluidifie. Car la rue " capte et ne trie pas " : " tous les gens passés là, la collection des autrui : blacks, français, levantins, en nombre et en enfance, en vieillesse et en silence ". La "rue-bobine enregistre et oublie ", la rue-pelote est l'écheveau de " tous les fils d'Ariane ici un jour tenus ". Tous les étants, déposés entre présence et anonymat, " non coordonnés ", s'y débrouillent le plus souvent, s'y harmonisent quelquefois. Tous, en tous cas, dans le poème ou dans la photographie, ont droit de cité.
Penser, écrire procèdent par coupures, collages : montage. Dès son incipit, le texte de Jean-Christophe Bailly tire un trait (d'union) avec le cinéma, quand il s'agit tout d'abord de donner au poème une direction, une ligne, un mouvement : " suivre comme une caméra en un unique et lent travelling le kilomètre et demi de maisons et de bords taillés dans la voie ". Plus loin, dans une dernière séquence, l'analogie avec le cinéma sera à nouveau de rigueur quand, voulant saisir d'une laisse le vif, " ce qui passe, ce qui se passe ", le poème se fera l'ekphrase de son propre mouvement : " l'implosion lente du panoramique, copeaux d'humanité défaits " et " un film, séquences qui se superposent, se chevauchent, se contaminent, s'effacent : montage en temps réel de la rue-monde par ses habitants, ses passants, ses traversants ".

Mouvement, au final, de recadrage sémantique qui concerne ce que l'auteur entend maintenir sous le nom de modernité , à savoir " un repérage infini mais qui de rush en rush finit par constituer un immense fondu enchaîné, un film générique - le moderne à la fin ce serait cela, ce film qui rive l'épopée au générique, qui filme le générique du monde, avec tous ses récits, ses récitatifs, et même ses chants. " (Du récit au geste, in Panoramiques, Christian Bourgois, p. 230).

Thibaut Cuisset & Jean Christophe Bailly, La rue de Paris, Filigranes Éditions, 2005.

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