lundi 20 décembre 2010

Un séparatisme social

Valérie Jouve, Sans Titre (Les Situations), 1996-1999 Epreuve chromogène couleur contrecollée sur aluminium, 82 x 102 cm
" La dramaturgie française de la ségrégation urbaine n'est pas celle d'un incendie soudain et local, mais celle d'un verrouillage général, durable et silencieux des espaces et des destins sociaux. Le tableau des inégalités territoriales révèle une société extraordinairement compartimentée, où les frontières de voisinage se sont durcies et où la défiance et la tentation séparatiste s'imposent comme les principes structurants de la coexistence sociale. De fait, le "ghetto français" n'est pas tant le lieu d'un affrontement entre inclus et exclus, que le théâtre sur lequel chaque groupe s'évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l'échelle des difficultés. A ce jeu, ce ne sont pas seulement des ouvriers qui fuient des chômeurs immigrés, mais aussi des salariés les plus aisés qui fuient les classes moyennes supérieures, les classes moyennes supérieures qui esquivent les professions intermédiaires, les professions intermédiaires qui refusent de se mélanger avec les employés, etc. Bref, en chacun de nous se découvre un complice plus ou moins actif du processus ségrégatif [...] Il ne s'agit certes pas de nier l'existence de ghettos où s'accumulent toutes les pauvretés, ni la nécessité d'aider spécifiquement ces populations à ne pas sombrer davantage. Mais, pour réintégrer le segment le plus pauvre de la population, il faudra désamorcer un processus de sécession territoriale beaucoup plus général, par lequel chaque fraction de classe sociale évite activement de se mélanger à celle qui se trouve immédiatement au-dessous ou à coté d'elle dans l'échelle des difficultés. Les ghettos les plus fermés sont des ghettos de riches. La richesse - et notamment celle, immatérielle, que confèrent les diplômes des grandes écoles - est moins visible à l'oeil nu que la pauvreté - et notamment celle qu'impose dans notre société le fait de ne pas être Blanc ou de ne pas avoir la nationalité française. C'est sans doute ce qui explique la relative transparence sociale des enclaves chics."

Eric Maurin, Le Ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Le Seuil, collection La République des Idées, 2004 [cité par Bernard Vasseur, La ville, vues d'artistes, éditions Cercle d'art, 2010].

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