dimanche 25 avril 2010

L'emploi du temps

Descartes

Il lui fallait du temps pour sentir en soi le battement pur du libre arbitre. "Pur" signifie ici "âme", c'est une ponctuation, un accord. Insipidité du monde. Le fonctionnement de l'esprit, une fois acquis, suffit à tout. Descartes par définition devait tout fonder sur le temps libre. Il l'a mis en scène. Sa passion est celle de l'emploi du temps. Du temps donné aux langues, aux anciens, aux moeurs des autres. Il y a une vantardise de Descartes face au temps, une gloriole, et finalement une gloire. Sa grande affaire est une absence de couardise face à la durée. Le temps est pour lui une épreuve finalement couronnée de succès. Le bon usage du temps est la réforme même. Le Discours de la méthode s'ouvre sur une scène étale, dont le décor est fait de villes détruites et rebâties, de voyages accomplis jusqu'au bout, de retraites infiniment pénétrées, où le personnage exhibe sa cordiale conviction du temps. Héros du dénombrement, du mûrissement, du déracinement. La félicité de Descartes réside dans cet accord tenace avec la lenteur, dans cette euphorie du "toute ma vie" accordé au temps selon les modes les plus divers : neuf années de voyage avec "de temps en temps quelques heures" réservées aux mathématiques, et "quelques autres" à la réflexion. Usure de l'erreur par le loisir. Si Descartes nous fait comptables de son temps : neuf années de vagabondage, huit années de retraites, c'est pour nous occuper de lui-même et, nous faisant pénétrer, non de force mais par désir, dans cette place à la fois si secrète et si ouverte de son esprit, il nous désoccupe et nous déleste de notre temps coupable. Il y a une générosité de Descartes à l'égard du temps, une charité suprême dans cette révélation d'une biographie qui transperce la nôtre comme une épitaphe.

Daniel Oster, Rangements, P.O.L., 2001.

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