dimanche 7 mars 2010

Sprachresten (Aharon Appelfeld, 2)

Ainsi, au re-commencement, au seuil d'une Terre à ré-inventer, s'avance un adolescent quasi aphasique, qui avait perdu toutes les langues qu'il savait parler. Sur ses lèvres mutilées, la langue ne lèche que les morsures du mutisme. Aharon Appelfeld a tenu, durant ces années d'installation en Palestine, un journal, archive jaunie et nue dont il feuillette les pages au moment de revenir, dans son récit autobiographique, sur ces années profondes. D'une écriture irrégulière, l'adolescent d'alors y trace non des phrases mais des mots, une mosaïque de mots allemands, yiddish, hébreux et même ruthènes, toutes langues qui entraient dans la composition de cette Ur-Sprache perdue de l'enfance, devenue Niemand Sprache. Les premières pages du journal sont en quelque sorte la collecte de ses résidus graphiques, leur désordre de lettres tombales. Ce que le journal exprime en ces temps de détresse, en même temps que l'irréversible de la nostalgie et l'irréparable de la perte : Sans langue je suis semblable à une pierre.
Pour que la pierre se résolve enfin à fleurir, comme écrira Paul Celan, le jeune homme devra entreprendre sur soi un lent, patient, douloureux travail, inséparablement de deuil et de création, de mort et d'enfantement. Travail intensément psychique dont l'enjeu est de création littéraire, entre langues, mémoire et fabulation. Don des langues : outre celles déjà mentionnées plus haut, l'adolescent apprend un peu d'ukrainien, un peu de russe et certains dialectes durant les années 44-46, années d'errance yougoslaves et italiennes. Mais étrange donation de la guerre qui ne donne rien, qu'une dépossession plus complète : Ma tête bourdonnait de langues, confie Appelfeld à Philip Roth (Parlons travail, Folio, p. 54), mais à la vérité je n'en avais pas une à moi.
Quand les balbutiements commenceront à prendre une forme plus articulée, ce seront de courts poèmes où se ressasse une plainte ininterrompue, une élégie d'une monotonie épuisante. Une écholalie de la perte. Une parole encore pétrifiée.
Si Aharon Appelfeld a vécu tout d'abord en Israël dans la haine, comme un petit animal blessé, replié sur ses souffrances, dans le questionnement et la désorientation de n'appartenir pas : Je n'étais ni ici ni là-bas, c'est pour l'unique raison qu'on a voulu lui interdire l'usage de la langue maternelle. Après la mise à mort là-bas de son corps, l'interdiction ici de parler sa langue : À présent, avec l'extinction de sa langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois.
Le deuil : ce qui n'en finit pas, ce qui se double, se dédouble, ce qui redouble, comme on dit que redouble l'averse, que redoublent les coups. L'auteur multiplie à cette époque les lectures en allemand et en hébreu dans l'espoir de retrouver le flux de la parole vivante mais il comprend vite combien sa tentative est désespérée. Mortel étoilement de la parole : Ma langue maternelle ne vivait plus en moi après deux ans passés en Israël.
Le jeune homme est d'autant plus en souffrance, en débat intérieur avec le manque, la perte, l'exil, la douleur, que la nouvelle langue ne prenait pas racine facilement. La grammaire et le vocabulaire sont acquis rapidement et même avec hâte, mais leur apprentissage demeure mécanique et sans joie : déshabité. L'hébreu résonne, au commencement, à la Alyat Hanoar, comme une langue de mots d'ordre, sur la base de Tzrifin comme une langue de soldats. Le journal devient alors espace de résistance contre une idéologie faite de slogans assenés et de mots choisis : Oublie, prends racine, parle hébreu, améliore ton apparence, cultive ta virilité qui veut faire de lui un homme à l'horizon étroit, un je sommé d'être ce qu'il ne voulait pas être. Un laboratoire aussi, dans lequel le jeune Aharon tente l'impossible : faire de l'hébreu une autre langue maternelle.
Chaque lettre raconte la déchirure et le malheur, et une conscience suraiguë de moi-même.
Tout se passe comme si, pour l'adolescent, il n'y avait pas d'issue, parce que manquent la formule (la langue) et le lieu qui lui permettraient d'apprendre à vivre enfin. En Israël, il est celui-qui-ne-trouve-pas-de-place.

(À suivre)

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