Avec L'instant et son ombre (Seuil, 2009), Jean-Christophe Bailly signe, sur l'image photographique, un livre important qui prendra place sur les rayons de nos bibliothèques idéales aux côtés des travaux de Walter Benjamin (Petite histoire de la photographie), de Roland Barthes (La chambre claire), Kendall T. Walton (Transparent pictures), Rosalind Kraus (Le photographique), Denis Roche (Le boîtier de mélancolie) - entre autres textes essentiels. Dans l'ouvrage en question pourtant, l'image princeps de Daguerre, Boulevard du Temple, 8 heures du matin, qui nous passionne et qui nous point, n'est mentionnée que de manière tout à fait incidente. Mais les conclusions, le fondu au noir sur lesquels ce livre suspend son enquête, se révèlent tout à fait décisifs pour saisir quelque chose du pouvoir de cette image tant de fois reproduite :
À l'origine de cet essai donc, deux images, deux photographies ou plutôt, le trouble né de leur surimpression soudaine, opération dans laquelle la mémoire autant que l'imagination de l'auteur ont affaire. Deux images - et surtout, serait-on tenté d'écrire, deux ombres, dans ces images - distantes aussi bien dans l'espace que dans le temps de leur prise, mais par le "flux continu-discontinu, conscient-inconscient du penser", intimement mises en rapport.
L'une est la planche X du Pencil of Nature (1844) de W.H. Fox Talbot, le premier livre de photographies jamais publié. Elle représente, dans la lumière d'avril de Lacock Abbey, une Meule de foin (The Haystack) en forme de maison où s'appuie une échelle (et son ombre).
L'autre, prise à Hiroshima, montre un mur, une échelle, montre l'ombre de l'échelle sur le mur et l'horreur indicielle du contour "photographique" d'une forme, ce qui reste d'un homme, littéralement pulvérisé par l'explosion de la bombe A.
Avancer méthodiquement sur le sentier qui mène d'une image à l'autre, reparcourir par la pensée démonstrative ce qui fut parcouru à toute allure par la mémoire et par l'imagination, s'approcher phrase après phrase de l'affinité secrète qui les unit, c'est le mouvement même de ce livre. Le dessein, l'enjeu sont immenses : ils concernent la définition d'une essence de l'image photographique, si c'est possible. Un "point d'essence" de l'image photographique est son dépôt hors du temps et la singularité, à chaque fois dans l'image, de cette sortie hors de lui : "aucune image ne contient le même souvenir du temps" (p. 53). La question du rapport de la photographie au temps se trouve d'ailleurs posée dès le titre. Nulle part peut-être mieux que dans ces pages où elle examine leurs rapports, l'écriture de Jean-Christophe Bailly ne s'approche, aérienne en même temps que serrée, souveraine, d'un pensiero poetante, véritable poème de la pensée où s'espace alors la lecture. Ainsi de la page 56, inouïe de délicatesse et de grâce dans la saisie, l'énonciation, la tombée du discours (Tortel) :
Oui, comme cela : à l'extrémité du ralenti, l'immobile, l'immobilité comme un choc silencieux,
une chute,
une fin,
une pause,
un songe (a dream)
et puis rien : rien que l'absence de bruit de l'image : temps arrêté, temps évanoui, mais qui contient virtuellement toutes les vitesses, qui les contient et les éteint, et qui en les éteignant les recèle. Dans l'image latente du temps venait : le temps qu'elle vienne et s'arrête sur elle-même.
Au terme de son enquête sur "les ressorts cachés" qui auront rendu possible cette superposition, et pensable la "connectibilité latente" qui trame, dans l'univers des images fixes, une "mobilité constante", Jean-Christophe Bailly écrit :
(...) c'est parce que le photographique lui-même est porteur de cette syncope par laquelle la lumière devient ombre, c'est parce qu'il y a dans la nature même de l'interruption photographique quelque chose de quasi catastrophique : la césure qui est en toute image photographique contient le programme de la disparition de ce qu'elle suspend et qu'elle sauve. Ainsi est l'abîme aporétique de la photographie : elle ne peut pas être vivante, elle a toujours, quel que soit le degré d'empathie avec ce qu'elle montre, la mort en vue (p. 144)
Si nous revenons maintenant à l'image princeps de Daguerre, on peut noter que c'est la disparition de toute figure humaine ou presque, qui forme l'événement, le surgissement vide de cette image et la rend mémorable. Ce qu'elle met en lumière, ce qu'elle certifie, froide et précise, c'est le caractère volatil de toute présence (et la précaire apparition d'un homme, en bas à gauche de l'image, n'y changera rien, au contraire : n'étant plus rien qu'une trace, seulement le reliquat d'une présence éphémère, un autre signe de son absence). À ce titre, elle se propose au regard de l'historien des formes - du moins, celui, singulier, d'Aby Warburg - tout à la fois comme rappel et anticipation. Elle s'inscrit tout d'abord, de manière tout à fait involontaire peut-être, mais cela importe peu, dans la tradition picturale de la Vanité : en exhibant une scène vide de figurants, le néant de l'agitation des foules solitaires, elle nous remet la mort en mémoire. Elle offre ensuite une illustration très littérale de l'oxymoron baudelairien quant au "grand désert d'hommes". Elle est donc pensée en image d'une modernité naissante. Elle est enfin une anticipation de ces ombres tragiques "photographiées" à Nagasaki et Hiroshima.
Mémorable encore ce daguerréotype de nous apprendre ceci d'essentiel : la photographie est affaire de traces et d'effacement. L'on ne peut que rester muet devant l'étrange éclaircie qui résulte de cette disparition. Si la photographie est muette, obstinément muette, non moins obstiné, entêtant est le murmure qui monte de l'image : un Nevermore ! qui serait un Déjà mort ! Qu'est-ce que voit exactement l'oeil noir de la caméra, quand il impressionne le vivant bestiaire en mouvement d'une grande ville, hommes et chevaux, sur sa pupille argentique ? Personne ou presque (une silhouette si solitaire qu'elle en devient spectrale). À quoi ressemblent ces passants d'un matin de 1839 que Daguerre photographie ? À des hommes invisibles ou qui auraient disparu, sans laisser de traces. Le photographique - trace de cette disparition sans traces - pose alors à la philosophie une question brûlante : où est passée la ressemblance ? Tout, dans cette image, semble si clair, si transparent : y apparaît avec une aveuglante clarté, une évidence presque meurtrière, ce qui chavire le regard, le rend si inquiet, si instable : qu'avec Barthes on nommera la folie proprement photographique - notre regard précipité vivant "dans la Mort littérale" ( La chambre claire, p. 144). Avec ce daguerréotype de 1839, c'est la conception de l'image photographique comme analogon qui est battue en brèche, dès l'origine. Les photographies ne sont ni crayons, ni miroirs de la Nature, ni soleils artistes :
"Les caméras ne produisent des images de rien de réel, si par réel nous entendons ce que nous pourrions voir nous-mêmes" (Yves Michaud, "Formes du regard, Philosophie et photographie", in Nouvelle histoire de la photographie, Adam Biro/Larousse, 2001).
"Les caméras ne produisent des images de rien de réel, si par réel nous entendons ce que nous pourrions voir nous-mêmes" (Yves Michaud, "Formes du regard, Philosophie et photographie", in Nouvelle histoire de la photographie, Adam Biro/Larousse, 2001).
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