mercredi 25 mars 2009

Ouvrir la ville


(Plan Verniquet, 1785-1791, qui contient le centre médiéval de Paris et les extensions circonscrites par la barrière des fermiers généraux de 1788)
Ville planifiée, ville ouverte ; ville héritée, ville nouvelle : au coeur de l'urbanisme moderne, la question de l'enceinte s'est posée avec une prégnance toute particulière. De son maintien ou de sa disparition en effet dépendait la forme de la ville, et ce n'est pas rien. Dans cette perspective, l'évolution sémantique du nom commun boulevard doit être étudiée, dans le long procès de désembastillement de la ville, avec ses retours et ses repentirs, qu'elle atteste. Le Robert historique de la langue française nous apprend qu'au vocable sont d'abord associées la circularité, la clôture défensive de la ville fermée. Attesté dès 1365 sous la forme bolevers, emprunté au moyen néerlandais bolwerc, qui désigne un ouvrage de défense, rempart de terre et de madriers, terme technique de fortification donc, boulevard était le terre-plein d'un rempart, le terrain occupé par un bastion, une courtine. Par extension, il était la place forte qui met un pays à l'abri de l'invasion. On lit par exemple dans les Campagnes de Louis XIV, sous la plume de Racine :

Cambrai et Saint-Omer étaient les deux plus forts boulevards que les Espagnols eussent en France.

Au figuré, le boulevard de... exprimait ce qui protège, sauvegarde : ainsi l'expression latine antemurale christianitatis, qui désignait les territoires limitrophes à l'orient de la chrétienté, était traduite par boulevard - au sens de bouclier - du monde chrétien. Au dix-septième siècle, en même temps que les lignes de défense se reportent aux frontières du royaume - c'est l'oeuvre militaire de Vauban -, la ville veut se délivrer (divers projets en font foi) du carcan de ses fortifications :

"On s'appuie pour conserver les fortifications sur le voisinage de la frontière ; mais lorsque cette raison d'intérêt supérieur ne peut être invoquée, quel obstacle peut-on mettre à la destruction des remparts, qui comprimaient les maisons dans leur étroite ceinture, empêchaient la circulation de l'air non moins que le développement de la population et lorsqu'on voit dans tant de villes, les quais, les boulevards et les promenades qu'elles ont fait élever sur leur emplacement, n'est-il pas naturel qu'on soit tenté de suivre leur exemple ?" (Albert Babeau, La ville sous l'Ancien Régime, Paris, 1880)

Le boulevard désigne alors, sur l'emplacement des remparts que ne foule plus la botte d'aucune sentinelle, la promenade plantée d'arbres qui entoure la ville. La capitale, à l'instigation de la monarchie, donne l'exemple. Dès 1670, ignorant les réticences de Vauban, Louis XIV déclare Paris ville ouverte. Le rempart de Louis XIII, de la rue Saint-Denis jusqu'à la Bastille, est détruit. Les murs de Charles V sont détruits. Au lieu de l'ancien rempart, une ligne de promenade ombragée, à l'origine des grands boulevards. Vaste, à trois allées, deux piétonnières et plantées d'arbres, une allée centrale réservée aux équipages et cavaliers. L'oeuvre, de longue haleine, se prolongera jusqu'à 1704. Pourtant soucieux de conserver à la ville son volume et sa forme, Louis XIV maintient, avec l'interdiction de construire au-delà de l'enceinte, la servitude ancienne du non aedificandi. Rappel à l'ordre ancien inefficace au regard de l'évolution historique : dès la fin du dix-huitième siècle, il faut construire une nouvelle ligne - la célèbre barrière des fermiers généraux - bien au-delà de l'enceinte. Moins imposante certes qu'une muraille, la barrière est ornée aux entrées de pavillons de Ledoux. La perception de l'octroi en justifie le dessin et la construction.
Cependant, en province, rares seront les villes qui, au dix-septième siècle, imiteront la capitale. Si l'on ne remplace pas les remparts par des promenades, les agrandissements urbains autorisent par exemple la création d'un mail, à Tours, avec ses mille pas de long et ses sept rangées d'arbres ; d'un cours à Grenoble, réalisé de 1660 à 1669, à l'initiative du marquis de Virieu, ou à Dijon d'un parc, créé en 1670 par le grand Condé alors gouverneur de Bourgogne, que le roi proclamera la plus belle promenade de son royaume. À Marseille, en 1802, le préfet Delacroix établit, sur le tracé des dernières fortifications détruites, de vastes boulevards ombragés. Il fait en outre miroiter à ses administrés, parmi les embellissements futurs, l'établissement d'une nouvelle enceinte : les nécessités fiscales (octroi et douanes), autant que le souci de donner forme à la ville, l'y conduisent. Dans la recherche d'un substitut à l'enceinte fortifiée, une ligne concentrique de boulevards, facilitant la circulation entre les quartiers marseillais, est privilégiée :

Elle réunira plusieurs beaux quartiers entre lesquels on ne peut communiquer qu'en rentrant par l'intérieur de la ville et qui se toucheraient pour ainsi dire, si l'on pouvait suivre la ligne droite" (Charles Delacroix, Notice sur les embellissements de Marseille, Marseille, 1802)

Le plan des artistes rédigé et dessiné entre 1808 et 1812 joue plus subtilement sur le mot enceinte : une ligne de boulevards paraît suffire à la fonction essentielle qui est de limiter la spéculation financière, de marquer la frontière de l'agglomération, face à l'immense terroir municipal. De l'un des cours prévus pour dessiner cette ligne, le rapport des artistes donne la description suivante :

C'est une seconde enceinte de boulevards qui renferme toutes les bâtisses extérieures aux anciennes lices ; ce doivent être là les limites de la cité ; c'est à ce terme que devront s'arrêter toutes les spéculations en bâtisse.

Où une rationalité urbaine classique est à l'oeuvre, qui veut introduire ordre et régularité dans la disposition intérieure de la ville, comme elle le fait dans l'ordre du discours, comme elle le fait dans l'ordre de la pensée (Descartes, au commencement du Discours de la méthode). Urbanité classique pourrait-on dire encore, qui ne saurait encore penser la ville hors de la figurabilité d'une forme close, qui prescrit dès lors, précisément définies, rigoureusement tracées, d'infranchissables frontières - que la spéculation, essentiellement liquide, saura pourtant franchir - donnant au texte de la ville une fragile lisibilité. Raison qui ne peut que redouter comme dérèglement dangereux des conduites urbaines les excroissances monstrueuses de la ville "tentaculaire". Le cauchemar de Descartes, cette urbanisation chaotique avec ses combinaisons transitoires, ses solutions aléatoires : sa totale illisibilité.
Ce qui fut effectivement réalisé de ce programme d'urbanisation à Marseille, et qui se réduit au final à quelques rares productions (le boulevard d'Orléans, par exemple, dirigé vers le nord) obtint un effet inverse de celui qui était visé : à défaut d'établir une forme moderne de l'enceinte, celui d'ouvrir de nouvelles zones d'expansion. Trop tardivement marqué peut-être, ce souci d'une enceinte moderne, dans un paysage urbain en proie à une croissance périphérique trop fortement engagée. Marseille a déjà renoncé à sa forme et s'abandonne à ce mouvement de croissance centrifuge, quand Bordeaux constate la dilution de la sienne, après s'être bercé elle aussi de l'illusion qu'un enveloppement de boulevards périphériques, empiétant sur le territoire des communes voisines, formerait le moderne rempart qui saurait limiter, le bouclier qui saurait protéger la cité de ce mouvement de dissémination active qui, incoerciblement, la porte hors de soi, c'est-à-dire de son enceinte, toujours plus loin d'elle-même, vers ces non-lieux périphériques où, sa forme, sa définition, son identité même de ville menacent de se perdre. Paris, de grande ville devenu métropole, renonce à un centre unique, stable, actif.
Au terme de son évolution, le mot boulevard, entièrement démotivé, ne caractérise plus qu'une large voie urbaine, une large rue souvent plantée d'arbres ouverte aux pas perdus, à la déambulation indéfinie du flâneur (le verbe boulevarder a signifié à peu près cela, et l'on se prend à penser que les grands boulevards furent peut-être quelque chose comme les chemins de ronde de la modernité, auquel cas : retour à la case départ) en concurrence avec avenue, terme avec lequel, dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle, il finit d'ailleurs par se confondre, sous la plume du préfet Haussmann.

Référence bibliographique :
"Les murs après les murs. Réalités et représentations de l'enceinte, XIXe-XXe siècles", in Lectures de la ville. Formes et temps, de Marcel Roncayolo, Éditions Parenthèses, collection Eupalinos.

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