vendredi 14 novembre 2008

Simmel : Les grandes villes et la vie de l'esprit (2)


(PAUL CITROËN, Metropolis, 1923)

Métropoles et mentalités
Les grandes villes produisent, selon Simmel, une psychologie spécifique de leurs habitants : "la ville conditionne sur le plan psychologique" (Les grandes villes et la vie de l'esprit, désormais G.V., 9). C'est donc un essai de psychologie sociale proprement métropolitaine que ces pages (tirées d'une conférence donnée à Dresde en 1903) proposent à la lecture, l'ébauche d'une anthropologie subjective de l'homo urbanus et, à travers lui, de la modernité. Dans leur introduction au volume Le Choc des Métropoles (Éditions de l'éclat, 2008), Füzesséry & Simay notent que "la grande ville représente l'image fragmentée mais générique de la modernité" (c'est nous qui soulignons). Elle pose, à la spatialisation qui est, dans le même mouvement, socialisation de l'homme moderne, ses conditions. Sur les corps aussi bien que dans les esprits, elle impose la puissance de son "emprise". Simmel énonce deux traits, selon lui distinctifs, de la modernité métropolitaine (dont le Berlin des premières années du siècle XX proposerait, dans son gigantisme, une incarnation extrême) :
1. L'INTENSITÉ : "l'intensité de la vie nerveuse" occasionnée par "la succession rapide et continue des sensations intérieures et extérieures" (9), "les excitations nerveuses contradictoires qui se succèdent rapidement" (18), telles seraient les données immédiates, immanentes de l'expérience vécue de la grande ville. "Des images changeantes, se succédant à un rythme rapide" qui sollicitent incessamment, contradictoirement, la conscience.
Les collages dadaïstes de Paul Citroën sont les montages affolés de cet espace-temps où les perspectives, les situations optiques se pénètrent, s'enchevêtrent, se superposent ; où s'emboutissent fragments, formes et matériaux, toutes les nouvelles textures de la "ville machiniste", sporadiquement, comme des automobiles, en un carambolage visuel tout à fait saisissant. Tables de montage d'une modernité inchoative, saisie à l'état naissant, que ces collages, tout autant que la "sensorialité excentrique" d'un Raoul Haussmann. Manifestations d'une "modernité sensitive" (l'expression est proposée par Stéphane Füssery & Philippe Simay) en un double sens : de modélisation d'une expérience subjective de la ville, de modification de l'appareil sensitif humain à travers cette expérience.
2. L'INTELLECTUALITÉ : "contre le déracinement qui menace" l'individu en cet environnement de "marée montante" à quoi Le Corbusier assimilait la grande ville, c'est à l'intelligence - "la plus malléable de nos forces intérieures" - que se voit confiée la régulation rationnelle des conduites citadines. Ces dernières en effet, si l'on en croit Simmel, seraient marquées du sceau d'une rationalité parfaite. Il entre même, à le lire, quelque chose de froid et de féroce, dans l'usage que le citadin fait de son intellect : "Assurément, le traitement purement raisonnable des hommes et des objets a quelque chose de cruel : non pas en tant que pulsion positive mais simplement du fait que sa rigueur purement logique demeure étrangère aux égards, à la bienveillance, aux tendresses" (Philosophie de l'argent, désormais PhA, 552). Le citadin, tel que Simmel en dessine la miniature, n'est certes pas tout occupé, comme Edmond Teste, à penser sa pensée. Chez lui, tout s'ordonne autour de la notion de calcul, de comput. L'intelligence, ici, est calculatrice, absolument. Une refonte de l'esprit s'opère, dont le calcul serait la forme originale. Calcul des avantages et des coûts, des profits et des pertes, qui manifeste une autonomie nouvelle, que l'on pourrait dire comptable, de l'individu. Son action elle-même peut désormais faire l'objet de prévisions, tant les liaisons entre ses divers faits et gestes deviennent rationnelles et justiciables du calcul des probabilités et de la statistique. Les "intonations et décisions sentimentales" sans disparaître tout à fait, n'interviennent plus que dans les "césures du processus vital, dans les buts finaux qui s'y trouvent" (PhA, 548). L'homo urbanus se conçoit donc chez Simmel comme un homo economicus dont l'action serait gouvernée par une double exigence de "discipline des sensations" et de "rationalisation des tendances" (nous empruntons ces expressions et certains éléments d'analyse à Christian Laval, L'homme économique, essai sur les racines du néo-libéralisme, Gallimard). "Cet être des temps modernes, qui mesure, pèse et calcule exactement, est la forme la plus pure de leur intellectualisme, suscitant là aussi, par-delà l'égalité abstraite, le développement des éléments spécifiques le plus égoïste qui soit : et en effet, avec son intuition, la langue entend par un homme qui calcule, tout simplement un homme qui calcule égoïstement" (PhA, 566) On comprend dès lors aisément que Simmel fasse du financier une figure archétypale de l'homme moderne : "L'économie monétaire crée par elle-même la nécessité de procéder quotidiennement à des opérations mathématiques. La vie de beaucoup d'hommes est entièrement consacrée à ces activités qui consistent à déterminer, peser, calculer, réduire des valeurs qualitatives en quantitatives" (PhA, 567). Le financier ressortit évidemment à une telle espèce.
Le régime de rationalité qui règle les affaires exclut en principe toute prise en compte des phénomènes individuels : "les hommes et les choses" n'y seraient envisagés que "de façon purement pragmatique" (G.V. 12), c'est-à-dire comme s'ils étaient des chiffres. Esprit de calcul qui en toutes choses ne considérerait que la fin (financière, il va de soi), l'intérêt en tant qu'il est chiffrable, le rendement objectif en tant qu'il est numériquement mesurable. On retire de l'équation économique cette inconnue que l'individuel, avec ses impondérables, y peut introduire. D'ailleurs, le commerce entre les hommes dans la métropole - et plus particulièrement en son quartier des affaires - n'échappe pas à ce principe de rentabilité, économique et symbolique : les échanges, se vidant de toute authentique teneur subjective, ne se modèlent plus que sur un unique "rapport d'utilité et d'utilisation" comme l'avait déjà remarqué Karl Marx. Chacun y devient pour l'autre un moyen, "monnaie vivante" (Klosssowski) dans une transaction qui n'a pas d'autre fin que la satisfaction individuelle. Paraphrase de l'utilité qui, toujours selon Marx, renvoie à une donnée décisive de la "société bourgeoise" : l'argent.
L'argent qui (comme le disait déjà au poète du Spleen de Paris Plutus, le Satan aux airs de caricature bourgeoise des Tentations) "obtient tout, vaut tout, remplace tout" ; l'argent, qui non seulement oblitère les liens subjectifs entre les objets et les individus, mais opère une réduction des relations personnelles aux rapports monétaires : "toutes les relations sont pratiquement subordonnées à une seule relation abstraite, celle de la monnaie et du vil trafic", note Marx.
Même veine antichresmatique chez Simmel qui, de son côté, soutient une position plus radicale encore, si c'est possible. Le cinquième chapitre de la "partie synthétique" de son ouvrage classique repère, entre économie monétaire et prostitution, les simitudes les plus frappantes. La prostitution représente pour notre auteur le cas le plus marqué d'un "avilissement des rapports au rang d'un simple moyen", également observable dans le cadre de l'économie monétaire.

2 commentaires:

Blogger 3 a dit…

J'ai lu le livre, mais lorsque je suis mal pris et que j'ai besoin d'un résumé clair et éclairant, je fais vite une recherche google pour ton site. Merci du coup de main ^^

L'un ou l'autre a dit…

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