mardi 4 septembre 2018

La traduction comme expérience : "Envy and pleasure in destruction"

Un étudiant me demande ce qui m'a soutenu dans cette traduction de si  nombreux volumes de Jabès. Je réponds : La convoitise et le plaisir pris à détruire.
Je ne plaisante pas tout à fait. La destruction est inévitable. Le son, le sens, la forme, la référence ne se tiendront plus jamais dans le même rapport les uns avec les autres. Je dois faire voler en éclats cette "apparente union naturelle" d'éléments, la faire fondre jusqu'à — quoi ? Jusqu'à ce que j'ai appelé le "code génétique" de l'œuvre, suivant Novalis qui oppose à une "imitation symptomatique" superficielle une "imitation génétique". [1] Il s'agit d'un état dans lequel l'œuvre achevée est reconduite jusqu'à un état de fluidité, de potentialité, de "lave en fusion" (Haroldo de Campos) — guère différent de l'"état de dissolution" sous lequel "les objets de la réalité sont contenus dans le langage", si l'on en croit Wilhelm von Humboldt [2]. Dans cet état, le traducteur sera capable, avec un mélange d'imagination et de compréhension, de pénétrer à l'intérieur de l'œuvre et de la re-créer.

Il y a plaisir à cette destruction parce que l'œuvre y devient mienne. C'est le même "non" adressé à ce qui existe déjà qui est le point crucial de toute entreprise, y compris entreprendre une traduction. La destruction fait partie de la création. Elle fournit l'énergie.
La convoitise fournit l'impulsion. August Wilhelm Schlegel l'admet : "Je ne puis regarder la poésie de mon prochain sans aussitôt la convoiter de tout mon cœur, et me voilà prisonnier d'un adultère poétique continuel." [3] De la même manière, j'ai aimé et convoité l'œuvre de Jabès. Une œuvre si riche de plaisirs, d'une telle ampleur, d'une telle profondeur qu'elle a nourri sans fin ma propre pensée, m'a transportée dans des régions métaphysiques qui ne sont pas ma "nature". Comment aurais-je pu ne pas vouloir l'avoir écrite ?
Ensemble, dis-je, ces deux vices m'ont permis d'écrire une œuvre que je n'aurais jamais pu écrire à moi seule. 
L'étudiant réplique : Vous voulez dire que cela vous a permis de lire cette œuvre — et nous voici soudain au cœur de l'œuvre de Jabès. Selon lui, nous n'écrivons que ce que nous avons été autorisés à lire, ce que nous devons interpréter. Et cela est peu de chose. Le livre de l'univers ne se livre jamais :

Nous n'écrivons que ce qu'il nous a été accordé de lire et qui est une infime partie de l'univers à dire. Jamais le livre, dans son actualité, ne se livre. [4]

Le texte de Jabès pas davantage.

                      Rosmarie Waldrop, Lavish Absence : Recalling and Rereading Edmond Jabès, Wesleyan, 2002, p. 23-24.


[1] Novalis, Semences, traduit et commenté par Olivier Schefer, Paris, Allia, 2004, Fragment 41, p. 132.
[2] Cité par Antoine Berman dans L'épreuve de l'étranger, Gallimard, 1995, p. 244.
[3] A.W. Schlegel, "Nachchscrift des Überstzers", Athenäumt. II, p.107 [cité et traduit par A. B. dans op. cit., p. 216].
[4] Jabès, Le Livre des Questions, Elya, Gallimard, Paris, 1969, p. 50.

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