mercredi 7 octobre 2015

Manhattan espace buccal



New-York, on le sait, fut pour bien des poètes du siècle XX, l’occasion d’un véritable test de poésie. La ville avait contraint Llorca, au début des années trente, à une nouvelle retrempe, sur le mode épique, de son duende.

Depuis son incipit et sa coupe aux résonances celaniennes — « die stadt ist der mund/raum » — qui serait son énoncé fondateur, le premier poème new-yorkais de Thomas Kling se déploie, en séries brèves de flux sonores puissamment ponctués-syncopés, douze fois, pour condenser  les rythmes de son expérience métropolitaine, en exposer les béances. 

Comme chez Llorca, New York fonctionne comme un formidable « accélarateur de langage ». De cet espace buccal qu’est la ville, des particules linguistiques affluent, en un « spectacle polylingue » incessant ; « dés/intégrées », elles défont et refont sans repos, « en vo brouillée embrouillée », le textus de la ville. La multiplicité des circulations, des stimulations interdit toute lisibilité-stabilité, visuelle et sémantique. Le poème, dès lors, procède par « coupes transversales », « tomo-graphie » cet espace « palimpseste », entre discontinuité radicale et dynamique continue, où toutes les figures de la destruction (ruines, crevasses, sillons, fissures) entrent en réseaux, hermétiques — et la ville s’éloigne, dans une rumoration catastrophique (1).

L’eau et la rouille obsèdent ces pages, corrodent un espace sans urbanité, en surchauffe, raturé-saturé, dans les trouées duquel s’infiltrent des résurgences archaïques, résidus mythiques, comme la source Hippocrène, ou échantillons d’humanité « stylite » se détachant « rassemblés //et seuls » dans la verticalité, et tombant, sidérés par « une sourate de lumière » dans le second cycle composé d’après les images du 9/11. Ces poèmes impressionnent par la mise au point réticulaire de ce que Kling nomme geschistbild  : « zone morte, un vent d’algorithmes./et tout comme pané ». 

Une leçon de poésie pour aujourd’hui.

(1) S’éloigne au sens que Jean-Luc Nancy a donné à ce verbe, dans La ville au loin (La Phocide, 2011). Le terme ‘rumoration’ lui est emprunté.

Thomas Kling, Manhattan espace buccal, Editions Unes, traduit par Aurélien Galateau, 2015.

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