mercredi 21 octobre 2015

Jean-Marie Gleize




« Toute écriture est politique. », dit James T. Farrell[1]. Certes. Truisme. Se pose aussi la question d’une politique de l’écriture, de l’écriture  de « poésie »[2], particulièrement, dans son rapport particulier aux « mots de la tribu », que Jean-Marie Gleize explore dans ce livre qu’on ne sait comment et par où aborder, dans la discontinuité et la profonde cohésion qui le marquent.
D’emblée, la dédicace (« Pour Julien Coupat et ses camarades ») situe le texte dans une actualité à rebours et une contemporanéité vive. Tarnac, on s’en souvient, est ce village de Corrèze où le dédicataire a été arrêté en novembre 2008 pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. L’auteur propose une exploration par strates, indices, de ce lieu, cette cité: une archéologie de l’actuel, avec sa collecte d’indices (relevés dans la presse, photographies, cartes, schémas…), archéologie diffractée dans sa construction, ses références, ses adjonctions et l’impossibilité d’un récit, « la politique comme négation de la politique ».
Le livre est un montage d’éléments de mémoire disparates : la souvenance dans la bibliothèque (on perçoit des allusions au William Carlos Williams de Paterson, aux objectivistes – Testimony –, aux poètes language, à la cabane d’Emmanuel Hocquard, à « l’histoire de la poussière » de Claude Royet-Journoud[3],  …), une matière autobiographique (« le “connais-toi au monde” est révolutionnaire »[4]), qui se marque dans l’évocation de Saint François[5] à travers les cahiers d’un patriarche familial retranscrits en vers, du paysage (« J’utilise donc, pour écrire, les accidents du sol. »), d’un jardin, de photographies… autour d’un « centre vide ».
Chacune des sections du livre semble un document autonome mais très vite l’ensemble prend corps, par les reprises, se défait et se refait au fur du travail de lecture. Tarnac est le livre d’un lieu, d’un espace commun (« silencieuse commune égalitaire » est « l’hypothèse communiste ») qui se mythifie dans sa construction archéologique et par l’usage de figures mythiques (dans tous les sens du terme : Saint François, Rimbaud, Mallarmé, Kurt Cobain, comme noms resémantisés dans l’usage collectif, avec ce qu’il y a de débord). L’image s’y perd, « Elle est couverte d’une pellicule de poussière et de boue / C’est la photographie d’un poème », mais aussitôt « Cela prend corps / à la façon d’une MUSIQUE ». On a presqu’envie d’introduire un concept de « ricochet », écriture du politique et politique de l’écriture en ricochet : à chaque rebond, des rides résonnantes se font, emplissent l’espace de pensée (« le hasard corrige le hasard »).
« Tarnac est un village dans la forêt » mais le mot Tarnac, TRNC (« ce nom est friable »), est comme un tronc qui cache la forêt, les arborescences multiples, le foisonnement des possibilités de lecture, d’exploration du livre pris dès lors comme « acte préparatoire ».

Tarnac, un acte préparatoire, Seuil, « Fiction & cie », 2011

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Dans Le livre des cabanes (Seuil, "Fiction et cie", 2015), je lis p.129 "le cercle". Je relis la page, la précédente, et je n'y trouve pas ce mot ("encercelement", je viens de le retrouver). Pourtant, il est là en suspens, s'ouvrant et se fermant, dans l'O de TRNC: "j'étais à l'intérieur d'un arbre ou c'était l'arbre qui était en moi". O, cercle ouvert, vide encerclé de noir, angle mort qui, je crois donne tout son sens à ce livre: ce qui, justement, ne s'y livre pas. Ce qui s'y lit, d'une grande beauté, se retrouve en perspective de cet O, une forme de bourdon continu. Un songe.

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Si je ne devais garder que deux pages de Le théâtre du poème, vers Anne-Marie Albiach, (rééd. Horlieu, 2015), ce serait pp.99-100, "Le bruit des pas sur le gravier", texte lumineux, ouvrant la lecture d'Albiach, donnant l'envie d'y replonger, dans la mise en rapport avec Mallarmé, les contrastes & la singularité.



[1] Cité par Serge Fauchereau in Europe, n°578-579, « Une littérature méconnue des U.S.A. », juin-juillet, 1977, p.28.
[2] Et pourtant : « en évitant la question du poème, parce que non, la poésie, vraiment non » (p.81)
[3] In Kardia, Éric Pesty Éditeur, p.15.
[4] Hubert Lucot, Travail du temps, Carte Blanche, p.61.
[5] Autre figure de politique dans la controverse entre les conventuels et les spirituels (lire la centriste Vie de Saint François d’Assise de Saint Bonaventure, aux éditions franciscaines, qui tente de réunir les deux tendances de l’ordre).

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