Cette Anthologie de la poésie chinoise,
publiée sous la direction de Rémi Mathieu (1), s’impose à l’attention des
lecteurs curieux de poésie mondiale comme un événement : quelque 1500
pages, environ 1900 poèmes et 400 auteurs pour « tamiser » trois
millénaires de poésie. L’anthologie de référence jusqu’alors, publiée en 1962 par
Paul Demiéville (2), s’arrêtait en 1911, à la fin de l’Empire. Cette Pléiade
embrasse une durée plus longue et donne à lire quelques textes de figures majeures
des époques moderne et contemporaine, comme Bei Dao. Pour ce qui concerne la
Chine classique, le choix apparaît non seulement plus large, mais plus
pertinent, les corpus dédiés par exemple à Weng Wei, Li Bai et Du Fu (pour ne
citer que les plus éclatantes figures de la dynastie Tang) sont constitués
selon des prélèvements plus méthodiques, précis et diversifiés dans leurs œuvres
respectives. Aux notes extrêmement succinctes, voire sommaires, de l’anthologie
Demiéville, s’oppose ici un authentique appareil critique, d’une information rigoureuse
mais sans pesanteur érudite, qui permettra au lecteur de préciser et
d’approfondir sa compréhension d’un univers poétique dans la variété et la
complexité de ses formes en lente évolution au cours des siècles, dans ses rapports
avec les autres arts (calligraphie, musique, peinture), les formes de la pensée
religieuse dont elles sont imprégnées (les « Trois Grands » - confucianisme,
taoïsme et bouddhisme - se combinant parfois « en un syncrétisme comme la
Chine seule en connaît »), les contextes politiques dans lesquels elles se
sont développées.
Ample mais
souple, le volume offre, outre le confort de lecture propre à cette collection,
une grande liberté de circulation. On pourra suivre par exemple comment naît,
se raffine et se raréfie, cette « poésie de paysage » au cœur de la
poétique chinoise, de Xie Lingyun (385-433), seigneur ombrageux et randonneur
émérite, grand arpenteur de wilderness, à Wang Wei (700-761), qui porte
le genre à son point d’évanescente perfection.
Entre la langue
chinoise et la langue française, l’incommunicabilité semble radicale. Dans « Le
Parc aux Cerfs » (3), le matériau
poétique tient en un quatrain de 20 caractères. Entre eux, aucun rapport
syntaxique, aucune spécification morphologique, aucune flexion temporelle,
aucun sujet exprimé. Un langage « fondamentalement pictographique »
(4) concentre l’attention sur des mots-images, les caractères désignant l’homme
ou la forêt étant de vrais pictogrammes. En outre, monosyllabique et polytonal,
le poème joue sur une perception synesthésique qui marie l’image, le son et le sens.
« La traduction ne restitue de cette osmose que la paraphrase appauvrie
d’une signification qu’il faut fixer définitivement et parfois arbitrairement
en renonçant à ce formidable pouvoir de suggestion des caractères » (5).
D’autant que tout est ici question de résonance sémantique, entre les mots : le poème est un « agencement
nucléaire » (6), susceptible d’une lecture verticale autant
qu’horizontale, de gauche à droite ou de droite à gauche, destiné à être repris
et développé par une lecture-fréquentation assidue, en vue d’une savouration-délectation.
Mis en phrase française, sa texture poétique se voit presque irrémédiablement abîmée
par des articulations syntaxiques rigides qui ne laissent plus guère de jeu à
son geste merveilleusement liquide.
Quant aux choix
de traduction qui ont présidé à ce volume, Rémi Matthieu est on ne peut plus
clair : « On ne trahira pas ici la langue française au prétexte d’un
hommage déplacé à la langue originelle des poètes », une note en bas de
page condamnant les chinoiseries auxquelles aboutit, à ses yeux, le
« mot-à-mot » jargonnant de certains traducteurs. De ce parti-pris initial
résulte l’espace textuel lissé, aplani et normalisé soumis à notre lecture. La
tension créée par l’écart entre les langues n’y est pas tenue mais résorbée,
en élégances langagières jugées plus conformes au « génie » supposé
de notre langue. De même, tétra-, penta- ou hexsyllabes chinois sont rendus par
octo-, décasyllabes ou alexandrins. Mais pourquoi proscrire l’Impair, « plus
vague et plus soluble dans l’air » ? Devant cette configuration discursive
tout autre, c’est notre espace métrique lui-même qui doit être remis en
chantier. On se prend à rêver d’une traduction capable de désarticuler le
sur-articulé, par un travail typographique spécifique. Elle repenserait l’usage
de la ponctuation, disposant autrement les symétries sémantico-syntaxiques du
texte-source ; elle déployerait toutes les ressources de l’ellipse et de
la lettre. La Préface n’avance-t-elle
pas un peu vite que, dans la tradition occidentale, les lettres ne sont que « vecteurs
de sons et de sens » ? Zukofsky avait souligné a contrario, chez la plupart des poètes occidentaux « dignes
de ce nom », le potentiel
d’engendrement de la lettre : si la pensée du mot « agit »
sur elle, en retour la lettre « sécrète » la pensée (7). Il doit y
avoir, pour le traduire, d’autres possibilités de faire et de faire passer —
d’autres sites de passage.
(1) Directeur de
recherches émérite au CNRS, Rémi Mathieu a notamment édité le tome II des Philosophes taoïstes (2003) et celui des
Philosophes confucianistes (2009) en
Pléiade.
(2) Parue dans la
collection Connaissance de l’Orient
et reprise en Poésie/Gallimard.
(3) De Weng Wei.
Traduction de Florence Hu-Sterk, p. 350 du présent volume : « Dans la
montagne vide, personne n’est en vue ;/ Résonnent seulement quelques
bribes de voix./ Les rayons du couchant percent les bois profonds,/ Éclirant la
mousse verte une nouvelle fois. »
(4) Selon David
Hinton qui éclaire magistralement ce poème dans son introduction aux Poèmes choisis de Wang Wei, qu’il
traduit (New Directions, 2006).
(5) Cf. Michèle
Métail, Le vol des oies sauvages, Poèmes chinois à lecture retournée,
Éditions Tarabuste, collection « Chemins fertiles », p.14.
(6) Jean-François
Billeter, « La poésie chinoise et la réalité : à la mémoire de Patrick Destenay », in Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1986,
N°8, En hommage à Patrick Destenay.
Particularité de la langue - Originalité de l'art. pp. 67-109.
Anthologie de la poésie chinoise, sous la direction de Rémi Matthieu, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1548 pages, 72 € 50.
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