samedi 18 octobre 2014

Diviser sa vie

"Il décida de diviser sa vie. C'est ainsi que Dieu avait divisé le monde en terre et ciel ; qu'il avait divisé la terre en terre ferme et eau. La librairie était sa terre ferme ; sur elle, il bâtirait murs et maisons, planterait vignes et figuiers. En revanche, son autre vie serait pareille à l'océan, sans aucun maître — hormis la lune peut-être.
Ezkiel atteignit Central Park West ; voici la lune au-dessus des arbres, comme un présage favorable. Les arbres, eux aussi, étaient ses alliés : ils l'avaient souvent secouru. À son passage, ils se mirent au garde-à-vous ; pourtant, ces vétérans — tantôt groupés sur une colline, tantôt éparpillés sur une pelouse — avaient rompu les rangs. Descendant la Cent-dixième rue en direction de la Cinquième avenue, il distingua le reflet des réverbères sur le lac. Il était là, entre l'asphalte et les briques, bien vivant, alimenté par des sources profondes. C'est ainsi que serait son autre vie, médita-t-il, ni sucrée, ni amère. Il était Janus : une face tournée vers le monde, l'autre cachée. Son grand-père Ezekiel, songea-t-il, avait traversé le pays de cette manière, vaquant à ses affaires, couvrant de vers page après page, puis les dissimulant dans ses bagages — jusqu'au jour où sa veuve avait découvert et brûlé le volumineux manuscrit."

Charles Reznikoff, Sur les rives de Manhattan, traduction Eva Antonnikov, Éditions Héros-Limite, p. 221-222.


Couverture de l'édition originale, 1930

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