mercredi 7 mai 2014

Recherche de Corot — Andrea Zanzotto (2)

La cathédrale et la ville de Mantes vues à travers les arbres le soir
  Les toiles qui représentent la cathédrale de Mantes, dans les années désormais postérieures à 1860, exploitant des cadrages différents, placent l'une comme l'autre au tout premier plan un arbre encore et le contour d'une dame, d'un pêcheur ou de petits enfants, avec le fleuve qui subdivise, qui scande l'espace, tandis que l'édifice à demi caché par le feuillage délimite le fond. Le schéma de la composition est répété à l'identique, mesuré en largeur et hauteur, et si la profondeur de champ y est uniquement rendue par l'eau, une attention prééminente est encore une fois accordée à certaines nuances des couleurs destinées à 'livrer' le paysage, cultivé non comme reproduction fidèle, documentée du lieu, mais occasion, levain d'image bienveillante, révélation d'un percevoir-se percevoir. Du reste une grande partie des sujets traités par Corot concerne des décors dépourvus de référent topographique, et la petite série suivante est déjà significative : L'étang à l'arbre penché, La liseuse sur la rive boisée, Un ruisseau (Environs de Beauvais), Une allée dans le bois de Wagnonville, Un chemin sous les arbres au printemps, Printemps, La Saulaie.

Saulaie à la pointe du marais
  Ce dernier représente un fragment de campagne française avec les paysans (tavelures) au travail, les saules bien disposés, précis, les  maisonnettes à travers la verdure, et au centre, venant entailler le plan horizontal,  le marais où se réverbère la lumière, fixant ainsi le dispositif qui résume et synthétise une typologie enracinée. Le grand amour qui émeut la réalité tout entière, scintille aussi dans les détails, les caresse en les constatant. Peut-être y a-t-il là le souvenir des atmosphères italiennes, tout aussi chaleureuses, filtré par un paysage qui à la première vue est riche en surprises, en stimulations toujours nouvelles, encore tout entier à découvrir, et pour cette raison le besoin de définir le détail, le souci des formes (avec ces figures à peine brouillées, englouties dans la verdure) y est extrême, la seule manière ou presque de fixer l'instant étant de le reproduire tel quel. Le goût pour ainsi dire de la redécouverte d'une subtile dentelle d'ordres s'allie à la confiance dans une énergie vaste et irradiante qui homologue toute chose de manière féconde.

  C'est aussi pour Corot la période du plus grand succès. Il se trouve en parfaite symbiose avec une demande dans laquelle triomphe le goût de l'époque pour les sujets champêtres, le parfum bucolique, le papillonnage de figurines semi-cachées. S'y reflètent, en un processus de rapprochement, les inclinations de cette entité si difficile à définir et à cataloguer, qui est l'esprit de la communauté, l'hérédité du groupe. De la même manière l'action est syntonique lorsque Corot peint Le coup de vent qui représente un point d'arrivée, terminal pour sa recherche, avec une notable hypothèque sur le futur ; tout élément superflu, étranger (c'est-à-dire non naturel) une fois éliminé, seuls demeurent les arbres qui, courbés en arc, occupant toute la surface, s'impriment sur le ciel gris, en toile de fond, et toute proportion fait défaut, ou mieux, il n'y a plus aucune valeur de référence. En témoignent encore quelques résidus-ornements, sédimentation d'un quelque chose qui ne veut pas s'éteindre, se pulvériser, mais qui doit à la fin nécessairement disparaître : la figure désormais menue, sous-dimensionnée, méconnaissable. C'est l'étrange rachat qui s'accomplit finalement après une attente très longtemps prolongée, après d'innombrables tentatives, querelles et conflits théoriques qui ont profondément divisé les esprits.


Le coup de vent


 Le processus heuristique — entrer dans la réalité — reste presque certainement chez Corot une expérimentation incomplète, un succès partiel, à mi-chemin, en équilibre entre la réalisation de l'empathie (c'est l'imagination dans sa force) et l'excessive facilité, la langueur qui court le risque de tout transformer en ornement, frisure, faiblesse. Péril évité soigneusement dans les études sur le vif mais qui devient prédominant lorsque la surcharge technique évacue la pulsion créatrice et surtout lorsque les attentes (ou les impératifs) du marché ne laissent plus de place à la réflexion, aux maturations, aux voies nouvelles. Quoi qu'il en soit la coagulation, la synthèse aussi de ces idées qui ne sont jamais exprimées mais qui flottent dans l'air (on peut les flairer), rejoignent dans l'oeuvre de Corot un amalgame vital, l'expression intersubjective qui autrement serait restée cachée ou pire encore ne se serait même pas réalisée, lente déperdition. Et là où l'intention fléchit, où un manque se fait jour dans ce grand projet qui vit entre dit et non-dit parce qu'il est inconnu à l'auteur (le progrès de son histoire), un autre aura réussi longtemps après, maintenant toujours tendue cette corde qui unit 'nature' et 'paysage'.

                                                 Andrea Zanzotto, Luoghi e paesaggi, 2013.

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