mercredi 7 août 2013

N. d. T.


Dans le petit livre d’Olga Sedakova, Voyage à Tartu & retour (Clémence Hiver Éditeur, 2005), du texte d’une conférence donnée à la British Library, Quelques remarques sur l’art de la traduction, je retiens ces lignes :

« Le péril le plus incontestable dans la traduction poétique, c’est le manque d’audace. Nous n’avons pas le droit d’oublier ce péril. Nos auteurs nous apprennent à être aussi résolument décidés qu’eux – dans la mesure où la poésie aspire toujours à élargir la zone du possible, dans l’existence comme dans l’expression. » (traduction de Philippe Arjakovsky).

L’avertissement m’a paru salutaire. En tous cas, il arrivait pour moi à point nommé. Cette exhortation à plus d’audace, sinon de hardiesse, est restée présente à ma mémoire quand il s’est agi de restituer un poème de Michael Palmer, ‘Actual memories mostly’, recueilli dans son premier livre, Blake’s Newton (Black Sparrow Press, 1972) que je traduis intégralement. Pourquoi le premier livre, s’il s’agit bien du premier (un chapbook intitulé Plan of the city of O, avait paru un an plus tôt chez Barn Dream Press) ? « Montrer un commencement » serait une manière de répondre à la question (je reprends l'expression de Georges Hugnet, dans sa préface aux Morceaux choisis de La Fabrication des Américains de Gertrude Stein). Le commencement d’une œuvre dont l'importance est capitale. Entreprise d’assez longue haleine et de quelque ampleur pour un lecteur plutôt lent et laborieux qui pourrait, sans rire, contresigner la déclaration scandaleuse qui ouvre la préface de G.H. (exemplaire en ceci qu'elle témoigne de l'im-possibilité de traduire, de la possibilité de traduire à partir de son impossibilité même) : « Je ne sais pas l’anglais » (à partir de cet énoncé, Palmer a composé un long poème, I Do Not, recueilli dans The Promises of Glass, NDP, 2000) ; entreprise au cours de laquelle le traducteur risque de se trouver rapidement pris au piège, et sans s’en apercevoir tout d’abord, d’une forme de routine qui finit toujours par subrepticement s’installer (Olga Sedakova évoque, elle, ‘la voix du censeur’ en nous, ‘suscitée par la routine’). D’autant que le poème de Palmer, selon les propres termes de l’auteur, « provient de la langue quotidienne et, en même temps, existe en s’y opposant ». Mais il s’y oppose souvent avec une telle subtilité qu’elle risque de rester inaperçue du lecteur français dont la vigilance viendrait à fléchir, risque inhérent à ce train routinier que pourrait lui imposer le caractère sériel de son entreprise (des traductions enchaînées ne doivent pas devenir des traductions à la chaîne). Palmer compose un « geste complexe » et « absolument simple » de « dévoilement et de retenue » dans lequel le texte « joue sa propre dissolution par son déroulement propre » (c’est toujours l’auteur qui parle). Cette opération appelle une lecture très attentive, véritablement constituante.

Dans le poème que j’étais en train de traduire, au septième distique, une proposition avec rejet du verbe offrait un cas de figure, celui d’une personnification en l’occurrence : « old leaves/apologise ». Littéralement : « les vieilles feuilles/s’excusent » ou « font excuse » ou encore « les vieilles feuilles/demandent pardon ». Translations piteuses, dans leur platitude, d’une insuffisance pénible pour l’œil et l’oreille. L’étrangeté discrète, la destabilisation légère de la lecture que la personnification (avec son jeu d’assonance et surtout d’allitérations qui scelle l’alliage phonique du sujet avec le verbe) opère, donnant ici au discours poétique sa tessiture particulière, sont perdues. Comment les produire, au double sens du verbe, dans notre langue ?

To apologise, le verbe anglais, appelle ou rappelle, par confusion associative, babélienne — « plus d’un mot en un mot, plus d’une langue dans une seule langue » (il s'agit d'un leitmotiv dans la pensée derridienne de la traduction, autour de laquelle j'effectue, cet été, différentes lectures) — le nom français ‘apologie’. Pourquoi ne pas partir de cette ressemblance, voir si elle n’offre pas une chance à la traduction ? Un dictionnaire historique de la langue française est ici requis. Le TLF en la circonstance fera l’affaire, dans sa version en ligne. J’entre alors le nom ‘apologie’ sur le moteur de recherche. J’y apprends tout d’abord que le mot, mis au pluriel et dans un emploi vieilli, a désigné des ‘excuses ou compliments hyperboliques’. Je note avec satisfaction que le trait sémantique d'‘excuse’ a donc été historiquement attesté dans notre langue. Mais le plus intéressant vient ensuite, quand TLF indique qu’au Canada, la locution faire apologie se dit pour 'présenter des excuses, témoigner du regret'.
Je pense alors — force de la certitude qui dissout provisoirement le doute ­— que je tiens là une solution, sinon une trouvaille. Et « la trouvaille fait travailler, et d’abord les langues » (J.D.) : la traduction tient aussi, parfois, du trobar.
 Je retiens donc la locution, et je substitue aux ‘feuilles’ littérales des ‘feuillages’, sans trop savoir pourquoi — ce sont autant d'essais, de petits périls expérimentaux qui font partie des opérations de traduction — sensible peut-être au rappel vocalique en /a/ que rend possible le suffixe + l'homonymie dont il est porteur (-age/âge) : ‘de vieux feuillages font apologie’. (Traduisant Palmer, prendre le plus possible le mot à la lettre.)
L’expression possède une fraîcheur inédite, un peu étrange et déconcertante, quelque chose comme un concetto : une petite pointe déterritorialisante, qui garantit son effet de surprise. La langue de la traduction n’en sort pas indemne (très bien), elle s’altère un peu (tant mieux), ni tout à fait une autre ni tout à fait la même, dans l'intervalle ou l'entre- deux.

Bien. Des objections ne tardent pourtant pas à se présenter, nombreuses, qui viennent fissurer la certitude initiale, la première d'entre elles faisant un peu entendre 'la voix du censeur'  : anglicisme !  Il y aurait ici, si une telle traduction devait être maintenue, transgression d'un interdit, particulièrement actif dans l'institution pédagogique : l’accueil au sein de la langue-cible exclut paradoxalement la différence, ou plutôt la rapatrie, pour mieux l’effacer. Sans compter que cette traduction se signale encore par une certaine rareté, une préciosité même (le concetto), absentes de l’original, et donc à ce titre tout à fait déplacées (cet effet de signature, une forfanterie inadmissible de la part de quelqu'un qui serait voué, tout entier ou presque, à  l'effacement). Une traduction plate — la traduccion fea prônée par Ortega y Gasset — ne serait-elle pas, de ce point de vue, préférable ? & so on.
Objections certainement fondées en raison, mais non dirimantes, à mes yeux. Je ne saurais mieux dire, pour défendre cette traduction — si c'en est une —, en guise d’apologie précisément, que ceci : mieux qu’une autre, elle touche à l’original. Elle le fait « de façon fugitive et seulement en un point infiniment petit du sens » (Walter Benjamin), sans doute, mais ce faisant, elle obéit (ou faut-il écrire qu’elle cède) à la passion qui la porte, ce ‘mouvement d’amour’ qui l’approche so close, jusqu’à la lécher, de la langue de l’autre.
Ce léger écart de ma traduction par rapport à une norme supposée, celle d’un ‘bon français’ jaloux de sa pureté idiomatique, joue l'entre-deux langues, ‘ajointe en ajoutant’ (J.D.) ; petite fuite, petit affolement sémantique qui produit une circulation dans les deux sens, du français à l’anglais & back again site de passages de l’une à l’autre, dans un « champ sémantique et ontologique fluide  »  dont M. P. fait précisément l’horizon de la traduction.


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