mercredi 24 avril 2013

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    Capital : le poème se compose hors de ma volonté. Je n'ai jamais VOULU, au départ, l'état final du poème.
    Je suis, au départ, comme appelé par la nécessité (douloureuse)  de FAIRE un poème. Les nombreux états successifs du poème provoquent en moi un double état de joie et de malaise ; joie d'aller vers la réalisation ultime que je pressens obscurément d'un objet qui sera, peut-être, et dans les meilleurs cas, quelque chose qui, ayant tiré toute sa substance de moi, aura une existence propre, et sans autre lien avec son créateur qu'une complicité, une parenté qui nous unira, le poème et moi à notre source commune (et sans la mise au monde du poème, je n'aurais jamais eu la conscience d'avoir entrevu cette source, de l'avoir approchée, d'en avoir écouté la présence). Malaise, car chaque état du poème m'éloigne de mon propos initial qui était l'affirmation de ma volonté de créer quelque chose ; m'éloigne de ma liberté créatrice, de ma liberté de parole dans la clarté lucide de ma pensée. La prescience du poème final m'arrache, dans chacune de ses phrases, à ce que je croyais être mon univers, mon ego dans ses rapports structurels avec le monde psychique ou physique. À la fin, je me trouve en présence d'un univers étranger (malaise), que je sais être l'univers où j'étais appelé (joie). Le lieu (sacré ?) que je n'ai pu atteindre qu'en me dépouillant de tout ce qui me constituait (malaise). Ce n'est qu'en me perdant que je me trouve. Mais sitôt achevé le poème dans sa version définitive (joie), je me sens rejeté hors de ce lieu que j'ai cru atteindre en le créant, et c'est une plus grande solitude, et un plus grand désert à franchir. D'où le croissant malaise, et la peine de plus en plus grande que j'ai à atteindre le LIEU, sachant qu'il me rejettera plus loin, sitôt que je m'y serai tenu. D'où ma plus grande soif, sitôt la source jaillie, de la voir se tarir (enchantée ?) avant que j'aie pu y porter les lèvres.

                                                                     Roger Giroux, BLANK (LE POÈME INVISIBLE), Éditions Unes, 1990.
  

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