vendredi 24 février 2012

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 To A.C., gracefully

" les surréalistes décrivaient leurs promenades dans Paris et s'en servaient même comme d'un modèle de composition. Bien que le camp n'ait rien à voir avec le surréalisme, il partage ce goût pour les itinéraires dans une grande ville ; mais là où le premier donnait un sens au parcours - par le surgissement de la merveille, le second installe une simple mécanique, dont la justification profonde serait de se répéter. On pourrait trouver ici un symptôme supplémentaire de l'immaturité camp : se retirer du monde extérieur pour vivre dans un monde clos n'est pas suffisant, il faut sans cesse réassurer les limites de cet espace en les retraçant fixement. 
  il s'agit donc, dans un premier temps, d'établir une liste d'endroits que l'on a choisis méticuleusement (pour leur architecture, leur decorum, leur personnel ou leur aura) et que l'on informe d'une foule de qualités, la plupart du temps évidemment imaginaires. Ce seront par exemple le restaurant Brown derby de Los Angeles, le Max Kansas'City de New York, le Residenz Theater de Munich, le cinéma Rex, Angelina, rue de Rivoli, les Mac Donald's en général, et tout endroit tant soit peu désuet ou centre de rituel.
  les lieux ne valant pas pour eux-mêmes, ils sont constamment soumis à une réévalutation et leur place dans le réseau peut être à tout moment violemment remise en question (perte de prestige, chute dans la mondanité, simple accident jugé désagréable : autant de motifs de rejet) ou être au contraire tout à coup surestimée (une vedette camp y a mis les pieds ; un événement notable s'y est produit) ; mais ces brusques variations sont rares ; elles contredisent par trop le principe d'inertie qui est celui du camp ; elles impliquent un changement de clientèle, puisque tout lieu se définit par cet attribut - clientèle qui, comme l'on sait, compte pour beaucoup dans le charme d'un endroit camp.
  l'intérêt du réseau n'est pas seulement de varier les combinatoires mais aussi de régler les répétitions : chaque journée amène un certain nombre de visites, en un certain ordre, et à certaines heures du jour et de la nuit. On a une journée camp particulière à Paris (Angelina, le Flore, le Brady, le Palace, l'Opéra) et une autre à New York ; on y retrouve la même société, au sens ancien du mot. "

                            Patrick Mauriès, Second manifeste camp, pp. 41-42, Éditions du Seuil, 1979.


(Sur le blog, une notule consacrée à Nietzsche à Nice, du même auteur.)

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