lundi 31 mai 2010

Macau, retours

Dès le premier chapitre, nous savons. Nous savons que Breughel, le narrateur de Macau (Seuil, 2009) est un homme en sursis. Une voix muette sur le point de devenir une voix morte. "La mort, notait Walter Benjamin, est la sanction de tout ce que le conteur relate." Et en effet, c'est bien d'elle - de la certitude de son extinction imminente et violente - que la voix du narrateur tire son autorité, le captivant pouvoir de son récitatif sec. C'est l'événement de cette mort annoncée qui forme la masse sombre, envoûtante de son murmure, en même temps que la fin d'une fiction problématique qu'on dirait d'avance écrite :

"C'était peu de chose, au départ. Juste une rencontre inappropriée. Et ensuite, de fil en aiguille, tu as abouti à ta dernière heure. On ne va pas en faire une histoire." (79)

Que le narrateur ne prenne pas sa propre disparition au tragique n'est guère fait pour nous surprendre, car très vite nous découvrons en lui un homme à la sensibilité apocalyptique, que hante un passé douloureux, la relation amoureuse avec la mémoire d'une femme, Gloria Vancouver, l'insane héroïne du Port intérieur (Minuit, 1996) :

"Tu penseras à l'ancien terminal du jetfoil, aux eaux qui coulaient là, chargées de fleurs et de feuilles, tu te rappelleras l'appartement où tu retrouvais Gloria pour être avec Gloria, pour entendre Gloria dire l'apocalypse, pour dormir quelques heures en compagnie de Gloria, pour regarder avec Gloria, toute la nuit, les bateaux accoster et partir." (27)

Pour notre narrateur, nul devenir en perspective. Revenir comme expérience spectrale. La souvenance comme revenance. La ville où Breughel fait retour, une dernière fois, n'a plus rien à voir avec la ville qu'il avait connue, jadis, dans la clandestinité, aux côtés de Gloria. Aujourd'hui "lieu mort, sans identité et sans histoire" (49), Macau - "La ville nouvelle ne t'intéresse pas. La ville ancienne ne t'intéresse plus - forme un espace résiduel dont le seul mode exploratoire serait l'errance. Errance inséparable d'une remémoration d'autant plus intense qu'approche pour le narrateur l'instant de sa mort. Errance encore d'une narration schizoïde, construite comme une rupture tout à fait consciente et volontaire avec la "réalité" : le déchet, le rebut, le cadavre y deviennent les manifestations obscènes d'une expérience non-réductible à celle-ci. Le récit agit, dans ces pages, comme une infestation : il attaque, il harcèle, il ravage. La remémoration s'y voit pratiquée comme une forme d'exil temporel, le post-exotisme étant conçu et vécu par les personnages volodiens comme une éthique de la dissidence, un art de l'éloignement, une érotique de l'étrangement :

"Dehors, sur les arbres, sur l'esplanade goudronnée, la pluie martèle des proclamations en une langue dansante dont tu ne saisis pas la moindre syllabe." (51)

La force particulière du récit tient au travail de réélaboration du lieu qu'il entreprend. Les errances du narrateur n'y sont pas de pures passivités, mais des parcours offensifs, hermétiques et pensifs, dans une ville dont il entreprend en quelque sorte de l'intérieur le siège, tissant autrement les fils d'un texte urbain toujours plus serré, pitoyable et sordide :

"... et un jour tu te rends compte que tu ne te promènes plus que dans les allées horribles qui séparent les arrières des petits immeubles du port intérieur. Tu ne vas plus dans les ruelles, ou plutôt tu les parcours comme un simple début prometteur de chemin, jusqu'au moment où tu peux t'enfoncer entre les murs, dans ces canyons répugnants, surchargés de climatiseurs rouillés, de tuyaux infâmes et de déchets..." (73).

Elles décrivent autant de cercles où le narrateur, pour finir, ne recueille plus rien que "les traces de [s]on propre passage" (61), en arpenteur obstiné d'un territoire toujours plus étroit où il se retranche et s'enferme, comme en proie à une fièvre obsidionale, pour y ourdir ce non-lieu carcéral que Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998) donnait comme l'espace matriciel de toutes les fabulations post-exotiques passées et à venir :

"Tu es là dans un paysage carcéral qui s'harmonise avec ta vision du monde" (75).

Lire Macau, c'est donc faire l'expérience d'un véritable contre-espace textuel et mental ; entrer dans la composition d'un lieu impossible dont le récit produit et proclame la dissidence. Ces lieux qui "s'opposent à tous les autres" et "destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou les purifier", Michel Foucault les nommait hétéropies.

Les quarante-neuf chapitres de Macau proposent, dans l'intimité musicale de leurs voix muettes, une "contestation mythique et réelle de l'espace où nous vivons" (Foucault encore). Avec ce récit, Antoine Volodine nous livre l'essence d'un style et d'une vision, une épreuve au sens photographique du terme qui serait comme une épure, un exercice de littérature post-exotique dans toute la nudité de sa fiction, l'âpreté de sa diction. Le stock d'images et d'archives post-exotiques semble s'y épuiser, abandonnant le narrateur à la "comptabilité éprouvante de [s]es domaines". Plus rien n'y alimente la flamme du récit que ces "résidus de restes" que le narrateur photographie au chapitre 32. Cette inscription dans la fiction du photographique n'est pas innocente : elle fait signe vers les photographies en noir et blanc d'Olivier Aubert qui accompagnent en effet le texte, sans redondance. De subtiles correspondances circulent entre des images et des énoncés poétiques qui se répondent ; un réseau d'harmoniques prend consistance ; le texte et l'image y gagnent réciproquement en cohérence.

Un récit s'ouvre et se ferme dans la pénombre intérieure d'une jonque à l'ancrage, dans le port de Macau où un homme seul est revenu faire naufrage.

Et dans le port intérieur du récit, pour le lecteur, il est doux de sombrer :

"Ce qui importe n'est donc nullement un enseignement quelconque que la vie du héros nous prodiguerait. C'est bien plutôt sa destinée elle-même qui, par la flamme qui la dévore, communique au lecteur une chaleur que jamais il ne saurait tirer de sa propre vie. Cette propre vie qui a froid, il la réchauffe auprès d'une mort que lui offre le romancier." (Walter Benjamin).

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