(Photo : La synagogue et le cimetière juif de Czernowitz)
S.Y. Agnon fut pour moi un exemple et un modèle, écrit Aharon Appelfeld dans son autobiographie, sobrement intitulée Histoire d'une vie (Points Seuil, 2005). De lui j'appris qu'un homme pouvait emporter sa ville natale partout et y vivre pleinement. Une ville natale n'est pas assujettie à la géographie statique. Plus encore : on peut élargir ses limites ou l'élever vers les hauteurs. Agnon peuplait sa ville de tout ce que le peuple juif avait produit depuis deux cents ans. Comme chez tout écrivain d'envergure, ses livres ne parlaient pas de sa ville sur le mode du souvenir. Il ne s'agissait pas de ce qu'elle avait été mais de ce qu'il était digne qu'elle fût.
Ce que nous apprend l'écrivain israélien dans ce récit autobiographique, c'est qu'il n'en va pas de même pour la langue que pour la ville natales. Un homme ne peut emporter partout la langue maternelle et y vivre, s'y exprimer pleinement. Histoire d'une vie peut se lire comme la relation de cette impossibilité.
Appelfeld naît à Czernowitz en Bucovine, le 16 février 1932. La ville - où naquit Paul Pessach Antschel, alias Paul Celan, quelque douze ans plus tôt - est alors rattachée à la Roumanie. Les premières pages du livre sont l'évocation éblouissante de cette prime enfance. Il faut imaginer l'appartement de Czernowitz comme une Babel heureuse. L'enfant y baigne dans une langue harmonieuse, riche en nuances, contrastée, satirique et pleine d'humour composée de quatre idiomes distincts. Le yiddish, avec son goût de compote de pruneaux, est la langue de la grand-mère. L'allemand, dont les sonorités pures résonnent comme sous une cloche de verre, est la langue dans laquelle s'exprime la mère. L'hébreu n'est encore qu'un murmure lointain et mystérieux, celui de la prière à la synagogue où le petit Aharon accompagne son grand-père. Le ruthène est la langue d'une servante chère au coeur de l'enfant. Sans oublier le roumain, langue du pouvoir et, à ce titre, jamais véritablement intégré à l'univers linguistique de la famille Appelfeld.
Ces quatre langues vivaient en nous dans une curieuse harmonie, en se complétant, se souvient Appelfeld avec nostalgie. Dans cette langue, il y avait beaucoup de place pour les sensations, pour la finesse des sentiments, pour l'imagination et la mémoire, écrit-il encore (et nous pressentons que son travail d'écrivain n'allait consister ultérieurement qu'à retrouver cette langue perdue). Dans cet univers linguistique et multiculturel où le plurilinguisme atteint une harmonie rare, une langue rémunère heureusement le défaut de l'autre : Si on parlait allemand et qu'un mot, une expression ou un dicton venait à manquer, on s'aidait du yiddish ou du ruthène.
Un monde qui serait à tous égards pour l'enfant le meilleur des mondes possibles si l'antisémitisme ne perçait déjà sournoisement dans les regards et les paroles de ses camarades d'école. Un monde où le cauchemar de l'Histoire va devenir réalité, où les bottes nazies vont saccager le beau jardin des langues de l'enfant. La mère meurt assassinée dès le début de la guerre : Je n'ai pas vu sa mort mais j'ai entendu son seul et unique cri. L'enfant, séparé de son père, est déporté dans un camp en Transnistrie. Il s'en évade, seul. Commence pour le petit Aharon une existence orpheline et cachée, six années d'errance aux aguets et de taciturnité sauvage dans les forêts d'Ukraine. Expérience indélébile, physique et spirituelle, qui donnera la matière d'un roman admirable, Tsili, composé au début des années quatre-vingts.
Survivant, l'adolescent qui sort des forêts à la fin de la guerre demeure, au sens étymologique, infans : il ne parle pas. Ou plus exactement, il n'a plus de langue pour parler. Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu'un. L'allemand, qui demeurera toujours aux yeux de l'auteur moins la langue des bourreaux que l'idiolecte proprement maternel, n'est désormais plus qu'une langue moribonde.
L'arrivée en Eretz Israël ne donnera pas l'oubli, elle ne mettra pas fin à la détresse. Elle n'est pas ouverture, mais fermeture, repli douloureux sur une absence d'identité. Lorsqu'il se tient pour la première fois, en 1946, sous le ciel d'Atlit, l'enfant de la Diaspora est sommé d'abandonner la langue maternelle à laquelle il tient pourtant par toutes les fibres de son être (parce qu'elle est tout ce qui reste quand tout ceux qu'on aimait ont disparu) pour apprendre l'hébreu. En Eretz Israël, explique Appelfeld, celui qui parlait dans sa langue maternelle était blâmé, mis à l'écart et parfois puni. De ces rescapés qui clandestinement affluent sur les rivages palestiniens, il faut faire des hommes et des femmes énergiques et industrieux au service de l'Israël Renaisssant : Nous sommes venus en Israël pour construire et être construits. La devise exprime bien l'ethos sioniste. La communauté juive de Palestine avant la création d'Israël (ou Yishouv) exige une fusion complète avec la nouvelle terre : Oublie la diaspora et plante tes racines dans la terre. À ce qu'il appelle un anéantissement de la mémoire diasporique (1), Aharon Appelfeld ne pourra ni ne voudra consentir jamais.
(À suivre...)
(1) Sur les relations entre Diaspora et Yishouv, on pourra consulter Des rescapés pour un État. La politique sioniste d'immigration clandestine en Palestine (1945-1948) de Idith Zertal, Calmann-Lévy, 2000.
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