La revue Cités consacre dans son numéro 38 un remarquable dossier à Wittgenstein politique. Au sommaire, des contributions de Brian Mac Guiness, Christiane Chauviré, Jacques Bouveresse... Sandra Laugier, coordinatrice du dossier avec Marie-Anne Lescourret, et fine spécialiste de la philosophie américaine, signe un article particulièrement stimulant. Dans Wittgenstein : politique du scepticisme, elle écrit notamment :
"Le recours à la notion de communauté n'est en rien, chez Wittgenstein, une solution. Si je renvoie à ma communauté, reste le problème de mon appartenance : " Car la seule source de confirmation, ici, c'est nous-mêmes ; chacun de nous ayant une autorité complète." (1)
Le vrai problème est, pour moi, de découvrir ma position en regard de ces faits - comment je sais avec qui je suis en communauté, et avec qui, avec quoi, je suis dans un rapport d'obéissance.(2)
On n'a pas, pour ainsi dire, le choix entre le moi et les autres, l'individu et la communauté. La communauté est à la fois ce qui me donne une voix politique et qui peut aussi bien me la retirer, ou me décevoir, me trahir au point que je ne veuille plus parler pour elle, ou la laisser parler pour moi, en mon nom. Ma participation est ce qui est constamment en question, en discussion - en conversation - dans mon rapport à la communauté. L'appartenance à la communauté est aussi obscure que, dans certains cas, l'identité personnelle : je ne sais pas à quelle tradition j'appartiens. Cavell remarque que mon appartenance à une forme de vie commune est toujours menacée, par moi-même ou par les autres.
Parler en votre nom propre équivaut alors à prendre le risque d'être démenti - dans une occasion, voire une fois pour toutes - par ceux au nom desquels vous prétendiez (claimed) parler ; et à prendre aussi le risque d'avoir à démentir ceux qui prétendaient parler pour vous. (3)
Mais - c'est l'élément paradoxal de la structure communautaire ainsi définie -, en refusant mon accord, je ne me retire pas de la communauté : le retrait lui-même est inhérent à mon appartenance (c'est nous qui soulignons).
Puisque l'octroi du consentement implique la reconnaissance des autres, le retrait du consentement implique la même reconnaissance : je dois dire à la fois "cela n'est plus moi" (je n'en suis plus responsable, rien là ne parle plus en mon nom) et "cela n'est plus nous" (le "nous" initial n'est plus maintenu ensemble par notre consentement ; il n'existe donc plus).(4)"
Ces développements reprennent les derniers chapitres de Recommencer la philosophie (La philosophie américaine aujourd'hui), ouvrage que Sandra Laugier a fait paraître aux PUF en 1999.
Notes(1) Stanley Cavell, Les voix de la raison, Le Seuil, p.54-55.
(2) Ibid., p.49.
(3) Ibid., p.61.
(4) Ibid., p.62.
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