(Élise Florenty, Roues de mémoire, à la Synagogue de Delme du 28/02/2009 au 15/05/2009)
Le récit de Franz Kafka : Le Passager du tramway (Der Farghast) est l'un des quelques textes qui parurent de son vivant [1]. Il fut publié (sans titre) pour la première fois en 1908 dans le premier numéro d'Hypérion, puis une seconde fois (sous ce titre) dans le journal Bohemia, le 23 mars 1910. On pourrait, par exemple, le mettre en rapport avec les fragments 3 & 4 , traduits par nos soins du hongrois, d'un manuscrit déposé à la Bibliothèque Brautigan [2], où nous étions allés lire l'hiver dernier, durant un voyage dans le Vermont. Intitulé Westwerende Chantiers, signé par un certain Bruno Frage, le récit en question donne la parole à un narrateur-personnage anonyme, que la rencontre d'une belle jeune femme dans un tram, suffit à plonger dans un état d'agitation extrême, presque pathologique, curieusement rendu dans un style asian où la préciosité le dispute trop souvent au sordide, mais qui permettra d'admirer a contrario la sobre concision, en mode mineur, du récit kafkaïen. On pourrait lire encore Der Farghast comme une pièce à verser au dossier ouvert ici sur l'essai matriciel de Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l'esprit , et son analyse des nouvelles conduites urbaines dans les métropoles de la modernité. Mais assurément la meilleure introduction à ce récit se trouve dans une notation de Kafka lui-même. Extraite du Journal, elle est longtemps restée illisible (une erreur de ponctuation, aujourd'hui corrigée) : "Étrange et mystérieuse consolation que donne l'écriture, dangereuse peut-être, peut-être salvatrice : elle permet d'échapper à la mortelle alternance action-observation, action-observation, en créant une forme supérieure d'observation, une observation, non point plus précise, mais faite de plus haut, et plus elle devient inaccessible à l'alternance, plus aussi elle suit les lois de son propre mouvement, plus sa route devient imprévisible et joyeuse, plus elle s'élève."
(On aurait aimé soumettre ces lignes à Félicien Marboeuf, recueillir son commentaire. Mais peut-être en prit-il connaissance, et les paroles de Kafka ne firent-elles que glisser sur lui, dans le silence de la grande Bibliothèque de Glooscap (on a oublié de dire, dans le précédent post, qu'il en fut nommé directeur, en 1906) et où il aimait, selon la légende, errer tard le soir en chaussons, robe de chambre et bonnet de nuit, ouvrant et fermant au hasard les volumes, attendant l'aube en compagnie des livres ?)
Voici le texte de Kafka, dans une traduction de Claude David :
" Je suis debout sur la plate-forme du tramway et je suis dans une complète incertitude en ce qui concerne ma position dans ce monde, dans cette ville, envers ma famille. Je serais incapable de dire, même de la façon la plus vague, quels droits je pourrais revendiquer à quelque propos que ce soit. Je ne puis aucunement justifier de me trouver ici sur cette plate-forme, la main passée dans cette poignée, entraîné par ce tramway, ou que d'autres gens descendent de voiture et s'attardent devant les étalages. Personne, il est vrai, n'exige rien de tel de moi, mais peu importe.
La voiture s'approche d'une station, une jeune fille s'avance vers le marche-pied, prête à descendre. Je la vois aussi nettement que si je l'avais touchée du doigt. Elle est vêtue de noir, les plis de sa jupe sont presque immobiles ; son corsage est ajusté, avec une collerette de dentelle blanche à petites mailles ; la main gauche est à plat contre la paroi de la voiture ; de la main droite, elle appuie son parapluie sur la deuxième marche. Son visage est hâlé ; son nez, légèrement pincé, est large et rond du bout. Elle a une abondante chevelure brune, un peu ébouriffée sur la tempe droite. Elle a l'oreille petite et bien plaquée ; mais, comme je suis tout près, j'aperçois de derrière tout le pavillon de l'oreille droite, ainsi que l'ombre qu'il porte près de sa racine.
Je me suis demandé ce jour-là : d'où vient qu'elle ne s'étonne pas d'être comme elle est, et qu'elle garde la bouche close et ne dise rien de tout cela ?"
[1] Tous les textes parus du vivant de Kafka ont été réunis en deux volumes par Claude David dans la collection Folio classique aux Éditions Gallimard. Tome 1 : La Métamorphose et autres récits (qui contient Le Passager du tramway). Tome 2 : Un artiste de la faim, À la colonie pénitentiaire et autres récits.
[2] Sur la Bibliothèque Brautigan - fonds de manuscrits refusés, impubliés, impubliables ou avortés - et son fondateur, Todd Lockwood, on peut lire les pages que Jean-Yves Jouannais leur consacre dans Artistes sans oeuvres, Verticales, 2009, pp. 148-155.
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