vendredi 27 février 2009

Une ville disparaît



(Matthäus Morian : Venise vue à vol d'oiseau dans l'ouvrage Italiae novantiquae, Francfort, 1640.)

Cela pourrait commencer ainsi  : L'autre Venise car il y en aurait au moins deux, sinon plusieurs ? Ou ainsi, comme une complainte passéiste : Venise alors ne serait plus dans Venise (dans la profondeur séculaire de ses eaux, une nostalgie que la ville pourrait nourrir, une inquiétude qu'elle pourrait concevoir, à son propre sujet, puisqu'on la sait - puisqu'elle se connaît - sujette à disparition, en proie à cette fiction lacunaire/lagunaire où elle finira par s'engloutir, éventuellement) ou plus exactement, Venise n'y fut jamais tout à fait : lacunaire/lagunaire, cela pourrait vouloir dire - se confier à l'étymologie - une cavité, fosse ou bassin, vide où s'évase le référent, à moins qu'il ne s'y envase, entre mare et merveilles. Qu'on s'approche d'elle par le nord, l'est ou le sud, suggère Predrag Matvejevitch, Venise est toujours la même et pourtant une autre. Ainsi commence un ouvrage dans le goût vénitien, topographie d'une ville multiple, amie des clandestinités, des singularités.

Rome et Byzance s'y rencontrent plutôt qu'elles ne s'y affrontent : Venetiae quasi alterum Bysantium, dixit le cardinal Bessarion, de l'Église chrétienne d'Orient. À quatre siècles de distance, le conseiller privé von Goethe n'est pas d'accord : "On ne peut comparer Venise qu'à elle-même". La Sérénissime alors, Précieuse - comme Constantinople fut la Sublime - Porte ? Rapportée à elle-même, Venise ne peut que reconduire à un ailleurs, dans la matérialité même de ses pierres (blanches, d'Istrie), les singularités les plus abjectes de son urbanisme (Ghetto ancien et nouveau, forgeries du Pire), ou ses inscriptions au goût d'étrangeté (hébreu au linteau des portes du Ghetto, runiques sur l'un des lions de marbre gardiens de l'Arsenal).

Le "cosmopolitisme méditérranéen" de la Sérénissime, Matvejevitch en administre la preuve par les jardins. Leur secret bien gardé ne peut que s'épier comme, depuis le pont de San Cristoforo, à la tombée du jour, "le beau jardin du sinistre palais Dario". Nomenclature, autour des puits (bouches d'ombre aujourd'hui) :

Vignes sur les pergolas
Cyprès, palmiers, quelques cèdres du Liban
Jasmins et tamarins
Orangers et citronniers
Lauriers et lauriers-roses
Iris, rose de Grèce ou rose thé
Azalées
D'autres fleurs, chinoises ou japonaises.

Tous les chemins mènent à Venise et ces chemins sont balisés de lieux communs et de pilotis de bois. Si bien qu'on risquerait de ne plus s'y perdre. De revenir toujours, immanquablement, place Saint-Marc. Plutôt que des édifices indiqués dans nos guides, pourquoi ne pas se mettre en quête, ne serait-ce que pour quelques heures, de cette "flore triviale" à laquelle Matvejevitch consacre quelques pages attentives : la pariétaire le long du rio Marin (pour les maux de gorge, Fenice oblige, de la prima donna), le réséda blanc sur l'île de San Giorgio Maggiore, la chélidoine ou le thériaque (le pharmakon vénitien, "antidote de nombreux poisons"), d'autres plantes encore, médicinales ou non, herbe noire, trèfle aquatique, ciste ou absinthe de mer, arroche sauvage, cymbalaire ou Ruine-de-Rome ("aux feuilles semblables à des éperons") au pied des murs de Santa Maria dei Derelitti ou ailleurs. Peut-être sont-elles venues à Venise en même temps que la roche blanche d'Istrie, ces plantes murales qui n'existent plus guère que dans les poudreux grimoires compulsés par l'auteur (ou alors en rencontrera-t-on quelqu'une entre les pierres tombées du cimetière juif de San Nicolo del Lido ?) Si l'on regarde bien (et l'oeil de Matvejevitch écoute remarquablement) elles sont présentes aussi dans les plus imposants formats des maîtres vénitiens. Ainsi voit-on (mais à peine au pied de la croix) dans la Crucifixion du Tintoret, à la Scuola San Rocco, "une plante aux petites feuilles étranges semblables à celles de la chélidoine".
Herbes mauvaises ou folles que l'on arrache ou piétine, dont les sculture erratiche, figures sculptées erratiques dispersées dans la ville, proposeraient comme une équivalence dans le règne minéral. Le regard du promeneur ne s'y arrête pas ordinairement. Rondes, angulaires, taillées parfois dans la pierre d'Istrie, le marbre de Naxos ou de Paros ou, le plus ordinairement, coulées en plâtre mêlé de silice par les mains obscures de maçons, de tailleurs de pierre, de marins impécunieux ou désoeuvrés, ces sculptures inaperçues sont l'ornement pauvre d'une calle resserrée, d'un campo ombreux, "une sorte d'arte povera" dit Matvejevitch, qui "atténue la superbe" des façades des palais les plus illustres.
Sculture esterne, enfin, parce que soumises aux intempéries, aux inventions aléatoires du vent et de la pluie, aux rigueurs de l'hiver comme de l'été, elles sont l'oeuvre du dehors autant que des hommes.
Ces plantes qui se dessèchent et fanent, ces pierrailles que le temps et la négligence abîment sont le lien précaire et nécessaire entre la Venise d'alors et la Venise d'aujourd'hui.
L'humidité et le ressassement finissent si l'on n'y prend garde par pourrir à peu près tout. Qui pourrait, comme l'auteur, affirmer (c'était "par une journée d'hiver sans vent", confie-t-il au lecteur un peu envieux, sur les rives de la Giudecca, "toujours la même d'où qu'on la regarde") : "Là j'étais vraiment à Venise, et non plus dans la représentation que je me faisais d'elle" ? Peut-être la lecture attentive de son livre donnera-t-elle au lecteur, avec le désir, la possibilité d'une telle expérience ? Autant de mots que de pilotis soutiennent la cité et empêchent qu'elle ne s'envase. Il faut, comme un pêcheur entre bas-fonds et bancs de sable, mener judicieusement sa barque et ne pas jeter n'importe où ses filets. Il y a encore, dans Venise (et pas seulement dans ses îlots inhabités) des sentiers, des trajets, des objets singuliers à écrire, à décrire, à tracer.

L'autre Venise, de Predrag Matvejevitch, traduit du croate par Mireille Robin et l'auteur, Librairie Arthème-Fayard, 2004.

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