vendredi 31 octobre 2008

Les grandes villes et la vie de l'esprit (1)

Présentation(s)
de Georg Simmel
"Qu'est-ce que la philosophie ?" 
Question d'École qui admet différentes reformulations. L'une d'elles consisterait à se demander si les mots de philosophie et de système entrent ou non dans une relation de synonymie plus ou moins parfaite. Est-ce un trait définitoire et constitutif de l'entreprise philosophique que de se présenter sous la forme d'un système ? Le système serait-il la forme par excellence de la philosophie ?
Autant de questions, à bien des égards décisives [1], auxquelles Robert Musil, dans son immense roman inachevé, L'homme sans qualités, avait proposé une absence de réponse pour le moins tranchée, aussi peu aimable (pour les intéressés) qu'expéditive : "Les philosophes sont des violents qui, faute d'avoir une armée à leur disposition, se soumettent le monde de la manière qui consiste à l'enfermer dans un système." [2] Si l'exercice de la philosophie ne s'est que trop souvent confondu avec un magistère pur et simple (tant il est vrai que les petits maîtres avides d'épigones n'ont pas manqué au siècle dernier) ; si un tempérament guerrier et une disposition dictatoriale semblent effectivement former autant de requisits pour philosopher - en particulier sur le vieux continent -, alors il faut conclure que Georg Simmel (1858-1918) ne fut rien moins que philosophe. L'oeuvre de cet intellectuel allemand, après une éclipse de vingt ans, a fait un retour remarqué sur la scène intellectuelle française ces dernières années. De nombreuses publications en attestent qui auront permis de mieux prendre l'exacte mesure d'un penseur important et de son imposante stature intellectuelle, mais aussi de mettre en lumière les diverses perplexités que cette oeuvre a pu engendrer chez ses exégètes, au premier rang desquelles figure, précisément, une interrogation quant au statut de l'auteur : Est-il philosophe ? Est-il sociologue ? (alternative au demeurant artificieuse où un esprit espiègle pourrait, à tort, entendre une allusion au dialogue de Diderot : Est-il bon ? Est-il mauvais ?) Promu au rang de figure parmi "les plus importantes de la sociologie allemande classique" aux côtés de Max Weber, par les uns [3], élevé à la dignité de "métaphysicien du social" par les autres [4], Simmel est donc aujourd'hui un penseur reconnu, voire réputé (Philosophie de l'argent par exemple est aujourd'hui un ouvrage classique, abondamment cité), mais déconcertant. Son oeuvre - par sa profondeur, son étendue, l'exigence peu commune d'élucidation tous azimuts qui continûment la porte, la curiosité, l'érudition immenses (rien de ce qui est social ne lui est tout à fait étranger) - continue d'exercer une réelle fascination. Parce qu'elles se jouent le plus souvent des lignes de partage traditionnelles du champ intellectuel et scientifique de son époque, ses recherches s'inscrivent, avec une incontestable modernité, dans un vaste champ de réflexion sur la modernité urbaine, aux côtés des travaux de Walter Benjamin, de Siegfried Kracauer ou encore, plus proche de nous dans le temps, de Norbert Elias [5]. Deux remarques connexes pour conclure cette présentation. Premièrement : n'est-il pas significatif (et révélateur) que cette pensée s'exprime de préférence sous la forme de l'essai, en une absence de fini systémique - la détermination de lois empiriques et universelles - que d'aucuns ne manquèrent pas de lui imputer à faute ? [6] Deuxièmement : n'est-il pas remarquable que Simmel, en véritable pionnier, enquête sur tous les domaines encore en friche de la société industrielle, domaines les plus divers, sinon les plus hétéroclites (les pauvres, le portrait, la philosophie de Nietzsche, les sociétés secrètes, Goethe, la coquetterie, les ponts et les portes, les prostituées, la philosophie de Kant, l'argent, etc.) avec un mépris étonnant pour les conventions, les convenances et les préventions de la sociologie de son temps ? Ceci explique sans doute la tardive reconnaissance de ses pairs. Simmel demeura, jusqu'à la fin de sa vie, dans le monde universitaire germanique, une figure quelque peu nomade et marginale. Longtemps privatdozent (c'est-à-dire assistant rémunéré par ses étudiants), il acheva d'ailleurs non à Berlin, mais à Strasbourg, aux confins de l'Empire, sa carrière comme professeur de philosophie.
Si, par conséquent, la pensée de Georg Simmel, sociologique et philosophique, se défend de toute systématisation, elle ne renonce pas pour autant à toute ambition intellectuelle. Bien au contraire. De "chaque point de le surface" sociale, le sociologue envoie "la sonde" vers les profondeurs. Nulle réalité n'est en soi insignifiante, estime Simmel, à condition d'être correctement mise en relation avec d'autres en une configuration où elle prendra sens : "Tous les événements banals, extérieurs sont finalement liés par des fils directeurs aux options finales portant sur le sens et le style de la vie".
La lecture de l'opuscule intitulé Les grandes villes et la vie de l'esprit [7] constitue une introduction possible à cette oeuvre unique.
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NOTES
[1] Questions posées par Jacques Bouveresse dans la leçon inaugurale de son cours du Collège de France pour l'année 2007, précisément intitulé Qu'est-ce qu'un système philosophique ? Il est disponible à l'écoute et téléchargeable à l'adresse suivante : http://podcast.college-de-france.fr/philosophiecdf.xml.
[2] Cité par Jacques Bouveresse, "La science sourit dans sa barbe", in La voix de l'âme et les chemins de l'esprit, Dix études sur Robert Musil, Le Seuil, collection "Liber", 2001.
[3] Voir l'entrée "Simmel" du Dictionnaire critique de sociologie de Boudon et Bouricaud, PUF, 4è édition, collection "Quadriges", 2000.
[4] Voir Frédéric Vandenberghe, Une histoire de la sociologie allemande, tome 1, Marx, Simmel, Weber, Lukacs, La Découverte/MAUSS, 1997.
[5] Sur Walter Benjamin, voir notre bibliothèque (ci-contre) pour une référence bibliographique plus précise. Outre l'ouvrage cité de Benjamin lui-même, signalons sur Benjamin le texte lumineux de Jean-Christophe Bailly, "Images du matin" recueilli dans Panoramiques (Christian Bourgois, 2000). Siegried Kracauer et Rues de Berlin et d'ailleurs (Le Promeneur, 1995) feront l'objet d'un prochain et plus ample post. De même pour Norbert Elias et son essai de 1987 "Les transformations de l'équilibre nous-je" (in La société des individus, chez Pocket, collection "Agora").
[6] Par exemple Raymond Aron dans La sociologie allemande contemporaine (1935), PUF, collection "Quadriges", 2007.
[7] Les grandes villes et la vie de l'esprit, suivi de Pont et Porte, traduction de Françoise Ferlan, L'Herne, collection "Carnets", 2007.

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