samedi 10 août 2024

Cole Swensen • Art in Time • 2021

TACITA DEAN

A LA LUMIERE DE LA MER



 « a reflué dans un passé plus éloigné qu’il n’est strictement chronologique »

va encore pleuvoir    et le bassin de lumière      à verse va pleuvoir et ferai-je face      et marche arrière

à travers la plaine aquatique, dessinée, toute petite, précise, un paysage marin in-fini, une scintillation de vol, un silex frappé, mû muet igné ou juste la voix blanche du bruit blanc de la mer parlant au travers.


                                                                                                                                                            La mer

  est toujours au travers.                                                                                                                                                                                                                 

Un paysage marin, à la différence d’un paysage terrestre — bien que tous deux opèrent en créant plus de distance que la scène ne pourrait effectivement en contenir — vous fait croire que vous êtes en dehors du cadre, mais ceci c’est une illusion, et vous croyez que c’est cela qui vous apaise, mais non ; c’est le roulement de l’horloge dans la mer.


Quoique mieux connue pour ses films, Tacita Dean débuta sa carrière


en dessinant ; parmi ses premiers dessins fondateurs, certains étaient à la craie sur deux tableaux noirs de 4’ par 8’, l’un au-dessus de l’autre au mur de son studio.


Dessiner c’est, dedans l’éphémère, une marque qui fut cicatrice au départ et qui de loin


      devient un verbe.     Et juste comme un bateau engendre une grève un navire, un rift dans le temps, éveillée par une secousse


                                                                                                                 la mer continuait la mer.


Et comme telle      dans la craie perdue      dans le noir      effacée


Souvent, à considérer la désolation de la mer, je l’imagine un lieu que n’altère pas le passage du temps, un monde préhistorique rare où un être humain peut vraiment être perdu.


était maintenant une main dans la brume

                                                                           son nom balayé

                                                                                                    (ne fut jamais entendu)

                                                                            brandissant une lanterne

tandis que soufflait la craie en tempête —


A un moment, elle fit seize tableaux noirs ayant tous pour sujet s’en aller. Aller efface — strate après strate — le passé en un palimpseste, qui est aussi une image mobile en voyage à travers le temps lui aussi strates en dérive


et puis à nouveau traça  : Seize Tableaux noirs, 1992 aura été l’un de ses premiers projets majeurs, elle y explorait en fait déjà comment déplacer une image à travers le temps — ou plutôt comment obtenir du temps qu’il fasse avancer une image — car ce fut par le mouvement progressif de ces images fixes qu’elle est passée au film.


Dean réalisa ses premiers films avec une Cannon Standard 8mm ayant appartenu à son père, lui-même le fils du fondateur des Studios Ealing. Elle avait l’espoir de se perdre.


Et puis elle trouva un livre : Le Dernier des navires à voiles, dans lequel une jeune femme entreprenante animée de la ferme intention de se perdre soudain perdit la mer.


Et ainsi d’autres tableaux noirs encore : Passagère clandestine, 1994, dans lequel la jeune femme voyagea de Port Lincoln à Falmouth en 1928 pour sombrer au large de la Baie de Starehole. Qui plus tard fit un mémoire, Le Logbook d’une fille heureuse, d’un fantôme de craie d’une femme quelque part


dans la mer elle-même perdue en pensée devint un navire glissant constamment le long d’un golfe de lumière      qui abrasa le visage      qui effaça la fille dans un naufrage de soleil.


Où s’enracine le double intérêt de Dean pour l’analogue et l’anachrone. Mais cette fantaisie appartient au monde analogue : le monde où l’on pouvait encore se perdre… Peut-être que se perdre, ou plutôt disparaître hors de vue, est devenu un anachronisme…


Je courtise l’anachronisme.


Le mot, sous une forme ou sous une autre, apparaît au moins six fois dans les Ecrits choisis 1992-2011, et le concept commande nombre de ses projets :


Kodak, 2006: sans un soupir ou hochement de tête à tout ce que sommes en train de perdre. Dans son œuvre filmique, la matérialité du médium joue un rôle central, et


elle se consacre tout entière au film par opposition à d’autres façons d’obtenir des images qu’elles se meuvent, telles que la vidéo, bien qu’elle réalise que le film soit, lui-même, un médium toujours plus anachronique, inexorablement conduit à l’obsolescence — un mot qui apparaît au moins dix fois dans le même volume. Quelques-uns de ses projets fixes, aussi : GAETA, 2015 — cinquante photos de l’atelier de Cy Twombly imprimées sur le dernier papier photographique Cibachrome disponible.


La course à l’Histoire qui hante son médium principal infiltre son contenu pour le hanter pareillement : J’ai cette disposition bizarre de filmer les choses et qu’elles disparaissent ensuite. Et s’infiltre jusque dans sa vie quotidienne : Dès que j’aime quelque chose, Wouf ! Cela semble soudain disparaître.


Son film de 1991 Ztrata, réalisé à Prague, dans lequel le mot signifie perte ou disparition : une jeune enseignante l’écrit au tableau noir en lettres capitales, puis l’essuie avec un chiffon qu’elle jette par la fenêtre ouverte.


L’analogue et l’anachrone — « être à la mer » c’est être spatialement perdu dans un monde continuum homogène, tout comme est anachronique ce qui est perdu dans le temps homogène. Avec perte et limite en relation inverse, et toutes les deux par le temps comme laissées intactes comme est intact le temps lui-même.


Et bien que la mer puisse sembler inaltérée par le passage du temps, ce n’est pas pour être intemporelle au sens transcendant d’éternité, mais pour être temps, pour fusionner avec la totalité du temps en une seule fois à travers une présence qui englobe tous les temps du verbe.


Par exemple, Comment mettre un bateau en bouteille, 1995 : Pour mieux saisir l’impact du naufrage du navire à bord duquel la fille s’était cachée, on fabrique une mince réplique du vaisseau, l’Herzogine Cecilie, et on apprend ensuite comment plier celle-ci, comment la glisser par le goulot d’une bouteille, et comment la regarder déplier son histoire alterne, chevaucher sa mer de verre, pleuvoir dans une mer de lumière, sa propre côte, que le temps couvrira de poussière, étendra dans une strate infinitésimale de poussière sur l’eau.


Et se relie à Poire prisonnière, 2008, les poires cultivées à l’intérieur des bouteilles de la liqueur de fruit connue sous le nom de Poire William. Transforme la poire en un vaisseau prenant la mer. On voit une seule poire ou une flotte d’entre elles faisant des traversées océaniques dont un transatlantique ne serait pas capable, ni le navire le plus léger

                                                   ses voiles éblouies de lumière

                                                                                                    tandis que la lumière déversait

                                                                                                                                                          un calme

peut être aussi dangereux que n'importe quelle tempête.


Sur les plages de la Californie centrale tout au long des années 1960, des flotteurs de verre aux couleurs vives, conçus pour soutenir des filets de pêche au large des côtes japonaises, venaient parfois s'échouer le long du rivage. Et des oiseaux flottent au travers, et des araignées et des semences portées par le vent, et tous ensemble moins vulnérables que la gloire des voiliers enchevêtrés faisant voile infiniment.


Disparition en mer, 1995, ce furent tout d’abord des séries de tableaux noirs, dont elle fit ensuite un film en 1996. Dans celui-ci, nous regardons toujours vers l’extérieur, pris dans une vaste lessive du large, le phare à nos côtés, notre guide. Je choisis toujours des situations où la lumière est très importante. La lumière est toujours un personnage. La lumière est toujours une maison dans laquelle nous nous arrangeons pour vivre. 


Coule

                        dit le navire

à pic coule

                        Non, dit le navire

vêtu de neige.

                        Oh non

Un navire comme celui-ci

                       a toujours dit oui.



(Nightboat Books New York)



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