mardi 22 décembre 2020

Deux buveurs de thé

 "L'habitude, la souffrance, l'ennui, la mémoire, la consommation de thé, de biscuits, et l'insondable banalité de l'existence sont des sujets que Beckett et Proust ont en commun. Ils les dissèquent différemment. Ce qui est situé dans la tête, la bouche ou l'esprit pour Proust se déplace plus bas dans le corps chez Beckett. Par exemple, dans la scène de la madeleine trempée dans le thé, qui transporte Marcel dans une rêverie métaphysique, la première gorgée que boit Marcel est suivie par une deuxième et une troisième, car il veut continuer à rechercher cette félicité inattendue. Mais il est déçu de découvrir que la sensation diminue avec la répétition : 'Je bois une seconde gorgée où je ne retrouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde', dit-il. Comparons avec Murphy, le protagoniste buveur de thé du roman éponyme de Samuel Beckett : 'La sensation d'un siège enfin qui faisait contact avec son cul accablé était si délicieuse qu'il se leva aussitôt et répéta le mouvement. Pour ne pas se laisser émouvoir par de telles tendresses, il aurait fallu qu'il les connût mieux. Cependant la seconde jonction fut une grosse déception.' Beckett est, en général, plus intéressé par la partie inférieure du corps que Proust. Voir, par exemple, le personnage de Pim chez Beckett, qui se prend un coup d'ouvre-boîte dans les fesses, ou celui de Krapp, qui se plaint de ses entrailles pendant qu'il mange des bananes, ou la richesse du discours anal dans Murphy, ou l'excrémentalisation extensive du monde dans les propos de Vladimir et d'Estragon, sans parler de la façon dont Beckett renomma l'éditeur Chatto & Windus, qui rejeta son recueil de poèmes en 1934 : 'Shatupon & Windup' ('Scato & Anus')".

Anne Carson, Atelier Albertine, un personnage de Proust, traduction Claro, Seuil, Fiction & Cie.

Aucun commentaire: