mercredi 24 juin 2020

Les Villes ouvertes (Jean Tortel)

Villes antiques pour la plupart, sur les traces d’Hérodote (34), abandonnées ou innommées (71 – ou s’agit-il de villes rêvées, intimes, éphémères imaginations ?), vestiges enterrés, soumises aux pillages, aux fouilles, aux explorations des archéologues – traces, donc, objets « ouverts » dans le sens où on les met à jour, on les rouvre, on les découvre… mais pas seulement, car leur présence suppose aussi des liens passés ou présents, un mode d’habiter le monde qui fait la ville, construction du sens, des échanges, qui fait la cité.
    Présence : « Les villes ouvertes relatent des cités disparues, enfouies, et que la fouille archéologique déterre. Et je les raconte en faisant parler au présent de l’indicatif un quelconque de leurs habitants. […] la fouille ouvre la terre et ouvre le sens. […] le langage indicatif présent, volontairement neutre et autant que possible exact quant aux circonstances révolues, crée à lui seul la coïncidence (ou la coexistence) du présent et du passé, il les contient simultanément […]. » (Jean Tortel, « Le fait poétique entre l’explication et le regard », in Jean Tortel, L’œuvre ou vert, textes réunis par Catherine Soulier, Université de Montpellier III, 2001 – 103)
    Coprésence, donc, qui multiplie les liens et pour le lecteur, la question du « je » (quelconque, habitant passé, mais aussi présence et double scripteur/lecteur) que réaffirme le présent de l’indicatif, perçu comme énonciation ou narration. Ce double aspect de la temporalité coexiste dans les strates qui composent une certaine urbanisation, architecture, habitation et habitude du lieu, quand bien même celui-là serait exotique (historiquement, géographiquement, et dans l’imaginaire), puisqu’il renvoie au « pouvoir de concevoir autre » (Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Fata Morgana / le Livre de Poche, 1978, 1886 – 41), c'est-à-dire d’en percevoir la différence, toute intime qu’elle soit.
    La ville est un objet, un lieu qu’on arpente, qu’on peut décrire (et la poésie de Tortel est aussi saisissement d’un tel objet, dans sa nudité), mais aussi un ensemble de signes, un espace signifiant aux termes inextricablement liés, mis sans cesse en abyme, comme lieu et trace de sa propre histoire – une énigme : « Son nom et mes initiales / N’ont pas changé. Suis-je si vieux / Qu’un signe écrit me concernant / Près des fontaines // Soit incompréhensible et cependant / La pierre est nue. »
    Ainsi, si la ville est multiplication instantanée, « Que signifie se souvenir, ou regarder ? » (32) Comment proposer un regard sur elle qui rende compte des cet enchevêtrement de signes ? Car sa présence est à la fois limitée et illimitée, dans ce moment présent qui est aussi projection, tension entre deux temporalités, comme le vers véhicule du texte (y compris dans la « Prose de Zimbabwe » - 61 -  vers prosaïque, descriptif, et  vers tension : « Les tracés sont durs. // Tendus vers ce qui doit /rester impénétrable » - Les solutions aléatoires, Ryôan-ji, 1983 – 92 – la section est titrée : « VERS »).
    En effet,  « Le monde est mesurable, mais soudain / Un désert, ou de l’eau ou la nuit éternelle / s’interpose et nul ne sait / Comment parvenir aux limites. » (34). La ville est ce lieu sans frontières claires, qui s’arpente en l’habitant, en formant des cercles qui se superposent (« Mais tout est transformé. » - 33 : « Rome » - 29 - devient « Rome impériale » - 43 - , à la fois elle-même et autre, double incessant dans la mémoire et sa présence), jouent avec l’illimité, la démesure du regard qui se renouvelle. Elle ne peut être perçue que d’un l’extérieur : « Car les tablettes qui racontent / Notre pays sont écrites par d’autres » (55) et encore est-ce insuffisant.
    « L’univers est de sable. » (36), tout y glisse et il semble impossible d’y fonder quelque image inamovible, ensemble fixe de signes. Sa connaissance se fait par approches successives, regards multiples, à la tangente : « Il faut passer par ses replis / Pour faire le tour de l’Ellipse. » (69).
    Alors, seulement, acceptée cette impermanence de l’objet, nous pouvons l’entourer de notre regard, en voir miroiter les faces, y reprendre un cheminement imagier (à la fois image et imagination) : « Puis nous rêvons ensemble et supputons / Le contenu du Labyrinthe. » (38). Elle est un objet d’investigation, de recomposition par l’œil, la mémoire : « Le véritable est une pierre / Que nous avons recomposée. » (66). Elle s’ouvre à la songerie spéculative, mais dans l’idée d’une familiarité physique, corporelle : « […] Sans doute / L’ai-je habitée au moins en rêve […] »(79)
Il ne saurait être question de l’appréhender que de manière intellectuelle, la ville étant le lieu du corps, de la déambulation (elle est pensée viscérale autant que conceptuelle), de la projection, de la fabrication d’une image : « De tout et du vol des oiseaux, / De la réponse des viscères / étalés sur la table et le livre à côté, car toute réponse est écrite. » (32). Cette évidence posée, il peut sembler que « Le temps alors est immobile. » (65 - et : « Toujours ce fut ainsi / Les mêmes murs et le même outillage / Et notre pain n’a pas changé de goût. […] Cette permanence m’étonne. » - 53)
    Pourtant nous l’avons dit plus haut, la ville s’indique au présent, moment ou laps entre un passé révolu (« Des signes sont tracés que la reine amoureuse / Dicta pour célébrer la nuit dans les jardins. // Ils sont illisibles. » - 55 – passé composé, passé simple et présent) et la projection que l’on en peut faire (tension à nouveau du vers : « A la fin /                         d’une ligne / c’est là ou tomber silence ou vide / comme si l’abîme était blanc. » - Les solutions aléatoires – 85) : « Dans  la courette obscure un vieux marchand / Trace des signes plus commodes / Qui serviront dans l’avenir. » (19 – présent et futur simple).
La ville est ce lieu d’ouverture, de construction de l’espace physique et mental, socle et sol (terre, humus) et Tortel nous l’annonçait d’emblée : « Nous saurons apprendre à construire, / A drainer la terre pourrie, / Ce sera notre lot. » (12)

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