lundi 13 avril 2020

Le ' parti du personnel'

'Hier à l'usine. Les jeunes filles dans leurs vêtements absolument insupportables, sales et négligés, avec leurs chevelures hirsutes comme au réveil, l'expression de leurs visages figée par le bruit continuel des courroies de transmission et des différentes machines cahotantes, certes automatiques mais imprévisibles, elles ne sont pas des êtres humains, on ne les salue pas, on ne s'excuse pas quand on les heurte, si on les appelle pour une petite tâche elles l'accomplissent, mais reviennent tout de suite à leur machine, on leur indique là où elles doivent intervenir d'un signe de tête, elles sont debout en jupons, elles sont livrées au plus petit pouvoir et elles n'ont même pas assez de compréhension tranquille pour reconnaître ce pouvoir d'un regard ou d'une courbette et se le concilier. Mais quand il est six heures et qu'elles se le sont annoncé les unes aux autres elle enlèvent leurs fichus de leur cou et de leurs cheveux, elles éliminent la poussière avec une brosse qui fait le tour de la salle et qui est demandée à voix haute par des impatientes, elles font glisser leurs jupons au-dessus de la tête et elles rendent leurs mains aussi propres que possible, et donc finalement elles sont quand même des femmes, elles peuvent sourire malgré leur pâleur et leurs mauvaises dents, elles secouent leurs corps engourdis, en ne peut plus les heurter les regarder de trop près ou ne pas les voir, on se serre contre les caisses graisseuses pour leur libérer le chemin, on garde son chapeau à la main quand elles disent bonsoir et on ne sait pas comment prendre le fait que l'une d'entre elles nous tend notre manteau d'hiver pour qu'on le mette.'

                 Franz Kafka, Journaux, Cinquième cahier, trad. R. Kahn, Nous, pp. 322-323.


(pp. 131 à 148)

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