« I was born in the year 1632, in the city of York, of a good family, though not of that country, my father being a foreigner from Bremen, who settled first at Hull. He got a good estate by merchandise, and, leaving off his trade, lived afterwards at York ; from whence he had married my mother, whose relations were named Robinson, a very good family in that country, and from whom I was called Robinson Kreutznaer, but, by the usual, corruption of words in England, we are now called, nay, we call ourselves, and write our name, Crusoe, and so my companions always called me. »
Daniel Defoe, Robinson Crusoe, Collins classic, 2010 – 1
L’incipit du roman éponyme de Defoe est étonnant du point de vue de la nomination. Le héros indique l’origine de son nom, alliance de deux patronymes : Kreutznaer du côté du père et Robinson de celui de la mère. Il ne précise pas de prénom – Robinson n’en est donc pas un. Le nom propre étant corrompu par la prononciation anglaise, son orthographe change et devient Crusoe (avec la même terminaison que celle de l’auteur). L’utilisation de la forme passive (I was called, we are now called) insiste sur l’idée de convention du nom, reçu de l’extérieur (et que redouble la sociabilité : « and so my companions always called me », la manière de se nommer au regard des autres, dans la cellule familiale, communauté première du nous – ourselves, our).
Alors qu’il dévoile son identité, le héros s’en dépossède et en indique le caractère fortuit, mouvant : dépourvu d’un prénom qui lui donnerait statut d’individualité au sein de la famille, son nom a été l’objet de changements, il est le résultat d’une convention sociale, circonstancielle, quelque chose comme une coquille vide, bien que marquée dans l’Histoire, et que son histoire viendra remplir, dans l’élaboration contrainte par la solitude, qui est aussi identité, existence propre, dans l’origine, aussi, du roman moderne.
Vendredi sera nommé, quant à lui, dans une convention sociale (le calendrier), qui renvoie directement à son histoire (« for the memory of the time »), le met en adéquation avec son identité, tout en le réifiant par un nom commun (le statut étrange des noms de jour et de mois), son statut de serviteur, de colonisé.
Passage aussi, de celui qui est nommé, à celui qui nomme, quasi démiurgique.
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« Thus it was that the following day saw us bound for Chetwin Lodge, near the village of Chobham in Surrey. »
Agatha Christie, The big four, Berkley books, 1984 – 43
Passer du lieu particulier au plus large, comme sur l’adresse des enveloppes, de l’inconnu à ce qui, tout en étant plus large (le Surrey), apporte une précision au nom propre initial (Chetwin Lodge). Chemin paradoxal du propre vers le commun, qui sert aussi à définir le propre, dans sa relation à ce qui fait un être dans le la langue, la communauté sociale. Je pense aussi au début de Salammbô, mais dire aussi ici la langue étrangère, et l’exotisme relatif du nom propre, comme la langue qui se construit petit à petit, à la compréhension. Un travail d’élucidation, qui rend plus mat, moins saillant, ce qui brille et gêne l’œil du lecteur – le mot inconnu, et plus particulièrement le nom propre, qui renvoie encore moins à quelque chose d’identifiable, comme effecteur d’imagination.
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« Celui-ci [Funès], ne l’oublions pas, était presque incapable d’idées générales, platoniques. Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenait chaque fois. »
Jorge Luis Borges, « Funes ou la mémoire », Fictions (traduit de l’espagnol par P. Verdevoye), Gallimard, 1957 – 144
La mémoire infaillible de Funes, encyclopédie de souvenirs personnelle où chaque détail est gardé, conservé, et dans un renvoi constant aux impressions passées, le confine en même temps à un présent perpétuel, celui qui fait sans cesse différer (introduit la différence, mais aussi un délai) la nomination. L’identité devenant impossible, le nom l’est aussi – la convention même du miroir renvoyant à l’infini des changements, et à l’impossibilité de se reconnaître, de s’associer à une forme d’immuabilité. Le « propre » disparaît dans ce qui, paradoxalement, affine la connaissance intime que l’on peut avoir de soi, infiniment précise, et qui détruit toute idée de soi, autrement que comme être percevant l’individuation perpétuelle. Et c’est ce qui fait pourtant la particularité de Funes.
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« Devant la maison, tout près, s’étendait le Parc Sauvage. Je donne à chacun de ces deux mots une majuscule, comme s’il s’agissait d’un nom propre, d’un nom de personne (nom + prénom : nom : « Parc », prénom : « Sauvage »). […] Dans la sphère privée des nominations, cette portion d’une propriété des Corbières, dont le nom public était Sainte-Lucie, aurait reçu un nom : Parc Sauvage (avait reçu : le conditionnel porte sur le statut de la nomination, non sur la matérialité. Je ne l’invente pas aujourd’hui, comme nom propre d’un territoire de souvenirs. Ma mémoire en hérite.) »
Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de Londres’, La Boucle, Seuil, 2009 – 493
« […] effecteur de mémoire […] »
Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de Londres’, Poésie :, Seuil, 2009 – 1489
Deux outils : le nom propre comme lieu et effecteur de mémoire. A la fois, il circonscrit un espace de mémoire, le souvenir étant alors reçu non pas comme un indice temporel, mais une matérialité quasi géographique, à explorer, où l’on peut dérouler un cheminement, un bloc frangible, reconstructible, ductile… Et dans le même temps, il agit aussi de façon elliptique, comme une périphrase du souvenir (je pense à Jean Roudaut), qui met en branle toute une mécanique et à partir duquel peut se mette en route l’exploration.
Une direction, un trajet, vers la marge.
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