dimanche 24 février 2019

'the meditation and modulation...'

"Le paysage emblématique de la poésie de John Donne ressemble à celui de la Melencolia de Dürer : un répertoire et un abrégé symbolique de toutes les activités humaines et occultes : livres, balances, globes, cornues, clepsydres, sphères armillaires, compas et lunettes d'astronomes. En toile de fond, les vestiges de cathédrales et de monastères célèbres sur lesquels poussent désormais le lierre et l'herbe, des lambeaux de chants liturgiques survivant aux processions vers les anciens sanctuaires : comme dans les sublimes Variations Walshingham de John Bull, comme dans les Pavanes et Gaillardes douloureuses de Philips au rythme desquelles, lors des fêtes à la Cour, les pieds squelettiques de la Reine esquissent une danse. Ses vers font entendre les échos mêlés de cloches et de cors de chasse, flourish and fanfare, marches funèbres et sons de clavicorde ; on y reconnaît le jargon du marché et l'argot du tribunal, les mots de la salle de garde et les balbutiements de l'alcôve, le lexique subtil et marmoréen de la théologie et le murmure des fontaines dans les jardins anglais, le cri mythologique de la mandragore et l'antienne des litanies, les sophismes spécieux du courtisan lascif et la tendresse grave de l'époux. Le tout est comme emporté par l'énergie puissante et imprévisible du grand théâtre de l'époque : le rideau de la poésie se lève sur une scène déjà commencée, sur une histoire plausible et piquante dont on ne sait rien mais que le premier mot éclaire. C'est le 'Who's there ? / Nay, answer me...' qui nous saisit le cœur au début d'Hamlet. Le panonceau qui au Globe et au Blackfriars tenait lieu de scénographie, pourrait ne comporter ici qu'une brève indication Une chambre. Une porte sur la rue. Un jardin. Et ce serait déjà trop."

Cristina Campo, Les impardonnables (1992), traduction Francine de Martinoir.

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