samedi 12 mai 2018

Donne, undone

EPÎTRE HEROÏQUE : SAPPHO A PHILENIS

"Où est ce feu sacré qu'il nous plaît de prêter
Aux vers ? Ont-ils perdu leur pouvoir d'enchanter ?
A mon vers se soumet l'œuvre de la Nature,
Et je ne puis soumettre à moi sa créature.
Mes larmes ont-elles noyé ma poétique ardeur :
Que n'ont-elles noyé aussi celles de mon cœur !
Des pensers nés de mon esprit te font cortège,
Mais moi, qui les conçus, je n'ai leur privilège.
Ton portrait seul je garde, en mon cœur installé,
Mais las ! il est de cire, et de feux encerclé :
Il fuit devant mes yeux, les tiens au loin l'emportent,
Et je perds cœur, image et raison de la sorte ;
Seul me reste à présent mon triste souvenir,
Qui n'est pas moins cruel à garder qu'à bannir.
Voici qui me dit ta beauté : tu es si belle
Que si je te compare avec quelque immortelle,
C'est pour elle un honneur ; et pour donner la foi
A qui nierait les dieux, je les dis tels que toi.
S'il est juste de voir un abrégé du monde
En chaque homme, à quel nom faut-il que tu répondes ?
Tu n'as point la douceur, l'éclat ou la beauté
Du grand cèdre ou du lis, de l'astre ou du duvet,
Mais ta joue et ta main, ta lèvre et ton oreille,
N'ont d'égales qu'en toi, où elles s'appareillent.
Semblable à mon Phaon dont le temps fut trop court
Je t'ai vue et te vois, et voudrais voir toujours.
Maint amant jure ici dans son idolâtrie
Que telle est ma beauté, mais le deuil m'a flétrie :
J'y mets un frein pourtant, craignant qu'il m'aille ôter
Mes appas, et me rende indigne de t'aimer.
Tu te prêtes aux jeux d'adolescents imberbes,
Mais vos sens différents font le plaisir acerbe ;
Leur menton, de brousaille et de poli menacé,
Change de jour en jour, et devient hérissé.
Ton corps est paradis où croissent sans culture
Toutes les voluptés à l'état de nature ;
On ne le peut parfaire ; adonc pourquoi laisser
Quelque rustre brutal le venir labourer ?
La preuve du péché demeure où l'homme passe
Comme on suit dans la neige un voleur à sa trace :
Mais nos tendres ébats laissent signes moins clairs
Que dans l'eau le poisson, ou l'oiseau dans les airs.
Nous avons entre nous la somme des caresses
Que permet la Nature, et qu'ajoute l'adresse,
Et nous nous distinguons par les membres, les yeux,
Tout ainsi que les tiens se distinguent entre eux,
Mais non plus. Ayant donc pareille ressemblance,
Pourquoi de nos deux corps retarder l'accointance ?
On se donne, étrangers, les lèvres ou la main :
Pourquoi nous refuser nos cuisses, ou nos seins ?
La ressemblance engendre une erreur si traîtresse
Que, caressant mon corps, c'est toi que je caresse ;
Je me baise les mains et m'étreins follement
Pour m'en remercier très amoureusement ;
J'appelle par ton nom mon reflet dans la glace,
Mais la glace et mes yeux s'embuent quand je l'embrasse.
Guéris mon mal d'amour, à moi-même rends-moi,
Toi qui est ma moitié, mon tout, mon plus que moi.
Ta joue éclipsera la pourpre ainsi rougie,
Et plus blanche sera que n'est la galaxie ;
Tes charmes étonnants pousseront tour à tour
Chaque femme à l'envie et chaque homme à l'amour,
Et loin de toi fuiront langueur et inconstance
Si, venant près de moi, m'en garde ta présence."


[Traduction Y. Denis & J. Fuzier, 1962]


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