Le passage de la figuration extérieure, presque aseptique, purifiée de toute inquiétude (c'est une volonté encore apaisée, tranquille) à l'image qui laisse transparaître un abandon insu à et dans la nature, dans la connexion tacite avec les acceptions illimitées qui peuvent être attribuées à ce terme, et avec la définition de l'instant significatif, peut et doit être recherché chez Camille Corot.
La série de toiles conservée au Musée de Reims, d'une très riche cohérence, est importante car, chaque étape chronologique y étant bien représentée, elle permet de reconstruire sans recourir à des références extérieures le parcours de l'expérience de Corot, et aussi d'en analyser quelques moments fondamentaux que je ressens entre autres comme particulièrement proches.
Si l'histoire est réalité décantée, réduite à l'essentiel, à la valeur, et si en même temps elle est imagination, passion, attitude à vivre avec une extrême participation émotive, alors intellect et sentiment se complètent, se mêlent intimement. Corot dans l'ensemble de son oeuvre certainement redéfinit en termes nouveaux la sensation de la nature, à tel point que cette dernière dans la représentation (le paysage) doit se donner pleinement, avoir un sens, être refaite, manipulée, parce que c'est seulement ainsi qu'elle sera possédée originairement. Si l'on pouvait descendre dans le noyau des intentions, au-delà du résultat pictural lui-même, pour suivre le processus créatif, de son impulsion à sa réalisation, probablement recueillerait-on la transmission des formes innombrables, conçues comme aiguillon, sollicitation, séduction visuelle, que l'oeil saisit, élabore, dissèque, invente et finalement retransmet. Force passionnelle, et choc émotionnel, se perdent dans la prévalence d'un courant de désir qui fonde une circularité, ainsi qu'une tangentialité, dans l'acte de communiquer la sensation et de l'identifier au milieu ambiant, accomplissant la totalité du cycle, de la réalité intérieure à la réalité externe (la nature) et vice-versa. Se crée ainsi une zone de renvois spéculaires mais jamais clos : tout reste ouvert sur un ailleurs jouissant pourtant de lui-même. Quand l'entente affective est continue et profonde alors le monde n'est plus un spectacle à admirer, à contempler passivement, mais une expérience à vivre, et avant tout à connaître, précisément à travers la peinture. Et la fameuse photographie de Grandguillaume (1) qui montre Corot regardant l'appareil avec un léger sourire, alors qu'il est en train de peindre assis sur l'herbe, se fixe en même temps que son "ne jamais perdre l'impression première qui nous a émus". C'est elle la porte toujours ouverte, la source qui jaillit fraîche, sereine et pourtant inapaisable.
Le premier voyage en Italie (1825-1828), ainsi que les deux suivants (1834 et 1843), auront certainement été pour Corot un foyer intarissable de stimulations visuelles, soit par tout ce que peut lui avoir suggéré une tradition culturelle voisine, et en même temps différente, soit par les amorces, les intuitions nées au contact de ce paysage très caractérisé. Les éléments compositionnels, les couleurs, certains détails, ou leur décantation, s'impriment dans la rétine, et involontairement absorbés survivent comme sédiment, dans le souvenir peut-être ; c'est une hérédité difficilement contrôlable qui pointe à chaque occasion mais qui n'apparaît jamais comme citation explicite, ou forçage interprétatif. Dans la petite étude sur le vif, suffisamment simple et indicative, qui représente Le Monte Cavo, une fois éliminées les plus petites figures, les volumes sont rendus par des rechampis larges et plats, sans attention excessive aux détails de la végétation même si le taillis saute aux yeux, tandis que le ciel (zone claire et lumineuse) est nettement séparé du paysage.
Quand je pense que Corot a visité Venise, je me demande quelle impression ont dû produire sur lui les ondulations délicates de la plaine padane, de la terre ferme jusqu'aux lagunes, parce qu'il avait vraisemblablement très bien compris la rare valeur de ces images différentes, à coup sûr prégnantes dans les rappels, les sollicitations ultérieures. Le séjour italien, et par-dessus tout romain, aura ensuite été fécond pour la réélaboration des thèmes, en mémoire peut-être, bien que le résultat pictural et émotionnel en ait été plutôt décevant comme le démontre La danse italienne (mais ce pourrait être aussi Souvenir du Lac d'Albano) avec tout son corollaire de variantes.
Et alors déjà nous trouvons les arbres, grands êtres animés dans lesquels semble se présentifier toute virtualité et potentialité de l'Être. Ils occupent frontalement une bonne partie de la scène, latéralement de préférence, créant un encadrement qui finit par produire un effet de bidimensionnalité ; la perspective est suggérée uniquement par les constructions qu'on entrevoit sur le fond avec, ici et là, leurs pointes-flèches, et par l'eau : sujets récurrents comme les personnages insérés aux premiers plans. Lassitude et répétitivité n'épuisent jamais cette pulsion, ce mouvement de rencontre et d'identification, intensément, avec chaque arbre, chaque branche, chaque feuille qui demeurent tellement empreints du sens intime de l'autocréation propre à la nature, rappelant non seulement les lieux, seraient-ils transfigurés, mais leur essence, leur pouvoir de renvoyer à un "autre lieu".
Andrea Zanzotto, Luoghi e paesaggi, Bompiani, 2013.
(1) Charles Desavary, actually (NdT)
Quand je pense que Corot a visité Venise, je me demande quelle impression ont dû produire sur lui les ondulations délicates de la plaine padane, de la terre ferme jusqu'aux lagunes, parce qu'il avait vraisemblablement très bien compris la rare valeur de ces images différentes, à coup sûr prégnantes dans les rappels, les sollicitations ultérieures. Le séjour italien, et par-dessus tout romain, aura ensuite été fécond pour la réélaboration des thèmes, en mémoire peut-être, bien que le résultat pictural et émotionnel en ait été plutôt décevant comme le démontre La danse italienne (mais ce pourrait être aussi Souvenir du Lac d'Albano) avec tout son corollaire de variantes.
Et alors déjà nous trouvons les arbres, grands êtres animés dans lesquels semble se présentifier toute virtualité et potentialité de l'Être. Ils occupent frontalement une bonne partie de la scène, latéralement de préférence, créant un encadrement qui finit par produire un effet de bidimensionnalité ; la perspective est suggérée uniquement par les constructions qu'on entrevoit sur le fond avec, ici et là, leurs pointes-flèches, et par l'eau : sujets récurrents comme les personnages insérés aux premiers plans. Lassitude et répétitivité n'épuisent jamais cette pulsion, ce mouvement de rencontre et d'identification, intensément, avec chaque arbre, chaque branche, chaque feuille qui demeurent tellement empreints du sens intime de l'autocréation propre à la nature, rappelant non seulement les lieux, seraient-ils transfigurés, mais leur essence, leur pouvoir de renvoyer à un "autre lieu".
Andrea Zanzotto, Luoghi e paesaggi, Bompiani, 2013.
(1) Charles Desavary, actually (NdT)
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