dimanche 23 décembre 2012

Patrick Mauriès: Dans la baie des anges


Le contrat générique propose de lire ce texte comme un « récit », et en effet, on y trouve des anecdotes personnelles ou érudites, une forme de parcours autobiographique (mémoire de la mère, figures paternelles, question de la sexualité), des références aux romanciers (Georges du Maurier & Henry James) et une histoire architecturale de la ville de Nice : toutes pièces qui renvoient au grand genre narratif, à une solution de continuité chronologique (y compris dans le jeu de suspens qui introduit la figure de Georgette Derrida, dont le nom est soigneusement mis en attente)….
Mais l’épigraphe renvoie,elle, à une surface plane, à une solution cartographique ou à un plan architectural du texte : « Il est essentiel d’agrandir la surface du puzzle. » La lecture oscille donc entre le romanesque et une vision plus spatiale du texte : le déplacement dans la ville, l’usage de fiches, les pièces d’un puzzle qui s’assemblent et pourraient s’assembler différemment, puzzle jamais terminé, qui ne demande qu’à se développer.
Nice est une ville de stuc, matière qui constitue la métaphore filée du livre en train de se faire – écriture et lecture – devant nous. Le stuc est un composite friable, dont le travail nécessite différents temps de sèche, l’assemblage de différentes pièces qui offrent un lieu de continuité (le bloc) tout en montrant les imperfections de celle-ci : raccords, hiatus, imperfections liées aux spécificités de ce matériau, qui renvoie plus à l’idée d’un décor qu’à une architecture stable, établie dans la durée – décor qui s’adapte à la fantaisie de celui qui l’habite. « Et dans l’insouciante assurance avec laquelle cette ville se pare de défroques empruntées, joue de mémoires importées, s’enivre d’allusions et d’architectures entre guillemets, peut-être pourrais-je trouver, une fois encore, l’une des sources obliques, mais d’autant plus pressantes, de la façon dont une certaine idée de la littérature s’est imposée à moi : jeu de tropes et de chausse-trappes de la mémoire, diverticule imprévisible, chemin bifurquant au fil d’une lecture, scholie ajoutée à la marge d’un texte antérieur, emprunt et dérive, couture et greffe, découpage et collage. » (30)
Diverticule. De ce petit divertissement (« Parallèle gratuit, fatras imaginaire, […] nostalgie incertaine, aux filets desquels je me laisse prendre […] » - 79), jeu subtilement agencé qui montre l’espace bref, réduit, de la pièce s’agençant dans l’espace plus vaste mais jamais terminé d’un plan en construction, avec le jeu (ce défaut dans l’assemblage, ici affirmé comme constitutif du texte – et partant, de sa lecture) qui ajoure son exécution, il n’en reste pas moins qu’il s’agit de s’y prendre avec une certaine gravité ludique : « la défiance jetée sur toutes les formes d’évidences données, sur ce qui contribue à voiler l’inextricable complexité du réel » (79).
Dialogue avec la mémoire, la bibliothèque mentale, dans les clivages créés dans le mouvement qui la traversent, proposant des nouveaux agencements du feuilletage d’un espace schisteux, dépôts successifs et précaires sensibles aux aléas, aux circonvolutions (magnifiques pages sur la bibliothèque et les forces qui l’habitent – XVII) : « […] ne se fondre dans aucune tradition, mais emprunter à plusieurs, se nourrir des rencontres d’occasion, et en faire son miel avec délectation. » (34)
Plus que le récit d’une histoire, c’est le récit d’un lieu, des déplacements qu’il impose dans la façon de se faire, un mouvement d’ensemble, sui s’accepte dans l’imperfection originelle de sa réalisation. « Pourquoi souscrire au mythe de cette "histoire" plutôt qu’à cette autre évidence : d’une réalité creusée de lacunes, traversée de lignes de failles, secouée de ressauts et de crises, irréductible à toute explication, au sens propre du terme ? » (110)
Livre de stuc, comme la ville d’enfance qui en constitue le prétexte, mais avec cette luminosité particulière à cette architecture de toc, qui séduit et magnétise le regard, en suppose l’imperfection, la fugacité essentielle.

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