Le
contrat générique propose de lire ce texte comme un « récit »,
et en effet, on y trouve des anecdotes personnelles ou érudites, une
forme de parcours autobiographique (mémoire de la mère, figures
paternelles, question de la sexualité), des références aux
romanciers (Georges du Maurier & Henry James) et une histoire
architecturale de la ville de Nice : toutes pièces qui
renvoient au grand genre narratif, à une solution de continuité
chronologique (y compris dans le jeu de suspens qui introduit la
figure de Georgette Derrida, dont le nom est soigneusement mis en
attente)….
Mais
l’épigraphe renvoie,elle, à une surface plane, à une solution
cartographique ou à un plan architectural du texte : « Il
est essentiel d’agrandir la surface du puzzle. » La lecture
oscille donc entre le romanesque et une vision plus spatiale du
texte : le déplacement dans la ville, l’usage de fiches, les
pièces d’un puzzle qui s’assemblent et pourraient s’assembler
différemment, puzzle jamais terminé, qui ne demande qu’à se
développer.
Nice
est une ville de stuc, matière qui constitue la métaphore filée du
livre en train de se faire – écriture et lecture – devant nous.
Le stuc est un composite friable, dont le travail nécessite
différents temps de sèche, l’assemblage de différentes pièces
qui offrent un lieu de continuité (le bloc) tout en montrant
les imperfections de celle-ci : raccords, hiatus, imperfections
liées aux spécificités de ce matériau, qui renvoie plus à l’idée
d’un décor qu’à une architecture stable, établie dans la
durée – décor qui s’adapte à la fantaisie de celui qui
l’habite. « Et dans l’insouciante assurance avec laquelle
cette ville se pare de défroques empruntées, joue de mémoires
importées, s’enivre d’allusions et d’architectures entre
guillemets, peut-être pourrais-je trouver, une fois encore, l’une
des sources obliques, mais d’autant plus pressantes, de la façon
dont une certaine idée de la littérature s’est imposée à moi :
jeu de tropes et de chausse-trappes de la mémoire, diverticule
imprévisible, chemin bifurquant au fil d’une lecture, scholie
ajoutée à la marge d’un texte antérieur, emprunt et dérive,
couture et greffe, découpage et collage. » (30)
Diverticule.
De ce petit divertissement (« Parallèle gratuit, fatras
imaginaire, […] nostalgie incertaine, aux filets desquels je me
laisse prendre […] » - 79), jeu subtilement agencé qui
montre l’espace bref, réduit, de la pièce s’agençant dans
l’espace plus vaste mais jamais terminé d’un plan en construction, avec le jeu (ce défaut dans l’assemblage, ici affirmé
comme constitutif du texte – et partant, de sa lecture) qui ajoure
son exécution, il n’en reste pas moins qu’il s’agit de s’y
prendre avec une certaine gravité ludique : « la défiance
jetée sur toutes les formes d’évidences données, sur ce qui
contribue à voiler l’inextricable complexité du réel »
(79).
Dialogue
avec la mémoire, la bibliothèque mentale, dans les clivages créés
dans le mouvement qui la traversent, proposant des nouveaux
agencements du feuilletage d’un espace schisteux, dépôts
successifs et précaires sensibles aux aléas, aux circonvolutions
(magnifiques pages sur la bibliothèque et les forces qui l’habitent
– XVII) : « […] ne se fondre dans aucune tradition,
mais emprunter à plusieurs, se nourrir des rencontres d’occasion,
et en faire son miel avec délectation. » (34)
Plus
que le récit d’une histoire, c’est le récit d’un lieu, des
déplacements qu’il impose dans la façon de se faire, un mouvement
d’ensemble, sui s’accepte dans l’imperfection originelle de sa
réalisation. « Pourquoi souscrire au mythe de cette "histoire"
plutôt qu’à cette autre évidence : d’une réalité
creusée de lacunes, traversée de lignes de failles, secouée de
ressauts et de crises, irréductible à toute explication, au sens
propre du terme ? » (110)
Livre
de stuc, comme la ville d’enfance qui en constitue le prétexte,
mais avec cette luminosité particulière à cette architecture de
toc, qui séduit et magnétise le regard, en suppose l’imperfection,
la fugacité essentielle.
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