samedi 2 juin 2012

Le point dans l'espace



« Ce Lieu existe-t-il ? Ces mots sont-ils issus d’une bouche ? Le corps n’est pas ici qui devrait occuper l’espace. L’espace n’a pas lieu. »
Jacques Sojcher,
La Mise en quarantaine,
Fata morgana, 1978, p.13


L’espace, « ce au milieu de quoi nous nous déplaçons », dit Georges Perec[1]. Nous nous. Le point – de vue – presque ( ?) solipsique. L’arpenter, le mesurer, c’est – aussi – rendre compte de sa démesure, en poser une vision – ayant regard sur ce dépôt invisible : ce qui excède les limites de notre vue. Borner, élaborer une limite, une frontière, sachant que celle-ci sera dépassée, infailliblement, par le déplacement corporel, oculaire, mental.


des talus aux carrés d’
éric limites indistinctes
borner comment vers
se pose dans l’espace-
ment géométrie carrée


L’espace mental, verbal.
L’espace infini (planètes, étoiles, galaxies…) dans la dimension (mathématique, géométrique), le « ciel », c’est aussi la voûte céleste, ce plan incurvé.
Le ciel du lit à baldaquins, celui que je regarde allongé sur la pelouse, en été – quête d’une étoile filante.


dire : « son pré carré »
espace mental réservé
« son », rarement un –
dans la réserve, le soi :
La fabrique du pré[2], sien


Habiter l’espace, acquérir une certaine vision, une perception du lieu que j’habite, codifiée, une habitude, au fond, avec sa cartographie quotidienne : ne plus prêter attention – espace commun. Un lieu commun : habiter un lieu. Comment voit une mouche, un chat, une fourmi ou une autre fourmi : est-ce ce même espace ?
Probablement non. L’habiter, est-ce expérimenter son débord, rendre compte de l’inhabité du lieu ?


exercice de peindre un
mur à la peinture blanc
fini repos l’observation
dans aspérités, matités
inégales agaçantes que
l’œil infailliblement dès
l’habitude perd : topos


Bergeronnette, moineau, choucas des tours, merle, grive, mésange charbonnière, chardonneret, pie… Les oiseaux qui peuplent l’espace alentour du jardin, que je reconnais.
Rien.

Je ne connais, au fond, rien des oiseaux.


si chaque œil par facette
et si créait sa diffraction
par espace de rayons de
lumière : une révolution
sens de mouvement sur
soi propre dans rotation


« La terre ne se meut pas »[3]. Pourtant, Husserl ne nous dit pas vraiment qu’elle ne se meut pas, finalement. Il constate que le point conscient que nous sommes s’y meut, mesurant l’instabilité de ce mouvement, la perception mouvante de ce sol. Un monde conscience du monde – solipsisme ( ?) – et pourtant conscience commune.
Je ne fais que l’expérience de l’espace que j’arpente.

Une terre où fixer l’espace.


Vers (une flèche)
l’infinie cartogra-
phie des mondes
habitables inhabi-
tables possibles :
lieux d’argument


Le « pilote en son navire » de Descartes,  pilote et navire qu’il « joint étroitement » pour faire un « vrai homme »[4], établit et modère – modèle néanmoins aussi – une  dualité du corps et de la conscience. L’espace du corps, l’espace mental. Comment on construit son rapport à soi, au monde. Quand à l’évidence on ne se fait pas. Arpenter, c’est donner corps aux espaces.


habiter du corps l’in-
habitable faire moule
ou dans l’empreinte à
négatif sur monotype
par fermeture – ouvre


Kafka l’arpenteur : souvent l’espace se modifie par l’apparition de personnages inattendus, comme dans une dimension onirique. Quand je rêve d’un lieu, des terriers se creusent d’une pièce, d’un lieu à l’autre, dans une mémoire qui ne garderait de la géographie que l’affect. D’un pronom à l’autre, du je au tu, penser aux espaces construits, habités.


Du lieu construit en
réfection de temps,
par souvenirs abord
soudain de sommeil
mouvementé on car
à soi mouvemente l’
espace-nuit indistinct


Donner corps à la pièce : y établir meubles, espaces de déplacements, d’arrêts, points d’activités déterminées – y compris le sommeil –, déjà poser, par convention, des habitudes, une manière d’y vivre. Habiter. Élargir à la maison, puis la rue, la ville, construire une forme de fonctionnalité où ne pas errer. Et soudain : dans une phase d’abandon à soi, bouger un regard et observer l’espace se mouvoir.


ennui du regard fixé
à tapisserie ou carré
de faïence dans sou-
dain se figure une fi-
gure reconnaissable
malgré l’impromptu


Parmi les meubles, la bibliothèque comme lieu de stabilité : ranger, classer un dépôt de collectionneur affairé, une mnémotechnie de savoirs en oubliant que c’est le lieu mouvant par excellence – topographier des dunes est aussi stabilisant. Bruissements incessants des grains de sable.


par l’échange mutique
l’interchangeable ou le
principe de warburg la
place mouvante d’une
recherche jusqu’alors à
établir – par un à côté


De la mémoire des lieux : un souvenir parfaitement exact dont on cherche en vain, revenant sur place, la réalisation concrète. On raccourcit, on coupe, de mémoire. Pourtant, d’un point de vue mnémotechnique, le topos des lieux de mémoire :à chaque espace défini un élément à retenir.


que la mémoire sa mise
en abyme en réfraction
et d’objet multiplié par
déformations convexes
multiples pour un point
– celui d’achoppement.


« Toute pensée est une fiction »[5].
Tout espace est une fiction, toute fiction un espace.



[1] Espèces d’espaces, Galilée, 1974-2000, p.13.
[2] Francis Ponge, Skira, 1971.
[3] Editions de Minuit, 1989.
[4] Discours de la méthode, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p.166.
[5] Jean Roudaut, Un Mardi rue de Rome, Notes sur un livre en paroles, William Blake & co., 2012, p.33.

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