samedi 9 mai 2009

Double dream


On associe le plus souvent le nom de John Ashbery à une ville, New-York, et à une école poétique associée à cette ville. Ainsi Jacques Roubaud en 1980, dans sa présentation aux Vingt poètes américains choisis avec Michel Deguy, notait au sujet d'Ashbery : "depuis la mort de Franck O'Hara, le plus connu et le plus prestigieux des 'poètes de New-York' ". Les guillemets indiquaient assez la distance prise par rapport à une appellation qui tient davantage en effet de l'étiquette, du rassemblement hâtif et paresseux - entre raccourci critique et commodité topographique - que de l'identification pertinente : New-York School ne désignant pas comme en France un groupe littéraire constitué, s'articulant autour d'un corps de doctrine (comme le collectif Tel Quel ou L=A=N=G=U=A=G=E) ou pire, d'une figure magistrale. Dès 1975 d'ailleurs, Michel Couturier, introduisant à la lecture de Fragment, Clepsydre et des poèmes français (Seuil, Fiction & Cie) avait dissipé tout possible malentendu en remarquant que de James Schuyler à Clark Coolidge, de Harry Matthews à John Giorno, d'Aram Saroyan à John Ashbery il n'y a que "peu de chose en commun quand on en vient à l'analyse parallèle de leurs textes". Poète à New-York, John Ashbery n'aura finalement été que ponctuellement un poète de New-York (beaucoup moins que Franck O'Hara, par exemple, comme le confirme Ashbery lui-même, dans un entretien avec Olivier Brossard paru dans L'Oeil de boeuf). Si l'on devait malgré tout chercher quelques fils dans un réseau d'affinités électives : l'humour, la gaieté, "le goût envahissant du collage à intention (sinon effet) ironique" (Roubaud), la littérature française en général et Raymond Roussel en particulier... Si peu poète de New-York, John Ashbery, qu'il s'établit dix ans à Paris (de 1955 à 1964), ville véritablement aimée qu'il ne quittera que sous la contrainte dictée par la disparition du père.
Si John Ashbery est bien "le poète américain le plus glorieux" (Deguy), comment expliquer que ses livres n'aient, à ce jour, fait l'objet que de traductions le plus souvent partielles ? En français, une remarquable anthologie chez P.O.L. Quelqu'un que vous avez déjà vu (dans les traductions de Pierre Matory et d'Anne Talvaz) reste la seule entreprise éditoriale de quelque ampleur consacrée à une oeuvre pourtant majeure et reconnue comme telle dans l'Hexagone. Mais parue en 1995, elle ne propose plus, en 2009, qu'un aperçu incomplet : And The Stars Were Shining, Can You Hear Bird, Wakefulness, Girls on the Run, Your Name Here, ont paru depuis, sans qu'aucune traduction exhaustive (à notre connaissance) n'ait rendu accessible au lecteur français les développements de cette oeuvre depuis 1994.
Le recueil composé naguère par Michel Couturier (aujourd'hui indisponible...) n'échappe malheureusement pas à ce principe d'incomplétude qui semble frapper toute traduction d'Ashbery en français, même s'il donne à lire des textes aussi importants que Clepsydre et surtout Fragment, achevé en mars 1964 à Paris, peu après la mort du père ("La tombe absente et tue du père est le poème-monument lui-même"). Comme Fragment, les Poèmes français sont tirés de The Double Dream of Spring. Ils ont paru dans la revue Tel Quel à l'automne 1966, accompagné d'une note précisant la finalité du curieux exercice auquel se livrait alors le poète new-yorkais : "John Ashbery a écrit ces cinq poèmes en français dans l'intention de les traduire lui-même en anglais. Faisant jouer deux langues dans une même oeuvre, John Ashbery établit ici occasionnellement entre lui et le poème une distance qui lui permet de découvrir et d'utiliser ce qui subsiste d'étrangeté dans la langue qui lui est familière, ce qui lui est familier dans la langue étrangère".

Voici à titre d'exemple la dernière strophe du quatrième poème français :

❝Tout est paysage : perspectives de rochers
Battues par d'innombrables vagues ;
Champs de blé à ne plus en pouvoir compter ; forêts
Aux sentiers perdus ; tours de pierre
Et enfin et surtout les grands centres urbains, avec
Leurs buildings et leurs populations, au centre desquels
Nous vivons notre vie, faite d'une grande quantité d'instants isolés
Pour être perdue au sein d'une multitude de choses.❞

Et sa version américaine :

❝Everything is landscape:
Perspectives of cliffs beaten by innumerable waves,
More wheatfields than you can count, forests
With disappearing paths, stone towers
And finally and above all the great urban centers, with
Their buildings and populations, at the center of wich
We live our lives, made up of a great quantity of isolated instants
So as to be lost at the heart of a multitude of things.❞

2 commentaires:

Anonyme a dit…

A signaler: traduction integrale du recueil "Autoportrait dans un miroir convexe" par Anne Talvaz, aux Editions Atelier La Feugraie, 2005

Sébastien Smirou a dit…

Mais tout ça ressemble à un préambule. Vous savez ce qu'il reste à faire ;-)