Sors Musiliana ou bibliomancie, à l'instar des Sortes Vergilianae de l'Antiquité (déroulant le volumen de L'Énéide, donner au vers isolé par le hasard du doigt valeur de prédiction). Croyances et superstitions - littéraires. Si le choix du long passage ici reproduit ne doit rien, quant à lui, au hasard, il figure dans l'autobiographie d'un lecteur au nombre des plus intenses moments de lecture, à l'adolescence, qui en fut fertile. Pour cette page de Musil, on se représente encore fort bien l'heure - entre midi et deux - et le lieu - un square de tilleuls et de terre battue où l'on avait trouvé refuge, coupant court aux bruyantes obligations de la demi-pension. Le coeur battant, l'impression, lisant de la sorte, de découvrir, dans une espèce de vague clandestinité, la vérité. Puissance de révélation de la littérature, qui ne peut s'oublier. Promenade enfin, plus simplement, pour l'improbable lecteur qui voudrait, comme nous en ce dimanche d'automne, flâner en compagnie d'Ulrich, l'homme sans qualités.
"[...] Il était environ quatre heures de l'après-midi, et il décida de faire la route tranquillement à pied. Ce jour d'automne qui ressemblait aux derniers du printemps le remplissait de bonheur. L'air fermentait. Les visages des gens avaient quelque chose de l'écume sur l'eau. Après la monotone tension de ses pensées, les jours précédents, il avait l'impression d'être transporté d'un cachot dans un bain moelleux. Il s'efforça d'avoir une démarche amicale et accommodante. Un corps maintenu en forme par l'exercice est si bien apprêté pour le mouvement et le combat, qu'il lui procurait aujourd'hui la même gêne que le visage d'un vieux comédien plein de passions fausses et trop souvent jouées. De la même manière, son besoin de vérité avait rempli son être intérieur de toutes sortes de mouvements intellectuels, l'avait divisé en groupes de pensées qui, les uns en face des autres, faisaient avec soin l'exercice, et lui avait donné cette expression, à strictement parler fausse et théâtrale, que prennent toutes choses, et jusqu'à la sincérité, dans l'instant où elles deviennent habitude. Telles étaient les pensées d'Ulrich. Il roulait comme une vague parmi ses frères-vagues, s'il est permis de s'exprimer ainsi ; et pourquoi ne serait-ce pas permis, lorsqu'un homme qui s'est usé à un travail solitaire retrouve la communauté et le bonheur de couler dans la même direction qu'elle !
Dans de tels moments, on est aussi éloignés que possible de penser que la vie que les hommes mènent, et qui les mène, ne les concerne guère, ne les concernent pas intimement. Pourtant, chaque homme sait cela, aussi longtemps qu'il est jeune. Ulrich se rappelait ce qu'eût été pour lui dix ou quinze ans auparavant, une telle journée dans ces rues. Toutes choses étaient, une fois de plus, tellement belles ; et pourtant, il y avait très nettement, dans ce bouillonnant désir, le douloureux pressentiment d'une captivité ; le sentiment inquiétant que tout ce que l'on croit atteindre vous atteint ; le térébrant soupçon que les affirmations fausses, distraites, sans importance personnelle, auront toujours dans ce monde un écho plus puissant que les véritables et les plus singulières. Cette beauté (se disait-on alors), parfait ! mais est-ce vraiment ma beauté ? Et la vérité que l'on m'enseigne, est-ce ma vérité ? Les buts, les voix, la réalité, toutes ces choses séduisantes qui vous attirent et vous guident, que l'on suit et sur quoi l'on se rue... : est-ce donc la réalité réelle, ou n'en voit-on qu'un souffle insaisissable au-dessus de la réalité proposée ? Ce qui excite le plus la méfiance, ce sont les divisions et les formes toutes faites de la vie, l'histoire toujours la même, les choses déjà préfigurées par les générations précédentes, le langage tout fait non seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments. Ulrich s'était arrêté devant une église. [...] Tandis qu'il considérait le bâtiment sacré avec une parfaite intelligence de ses subtilités architecturales, il prit conscience, avec une vivacité surprenante, du fait que l'on pouvait tout aussi aisément dévorer des êtres humains que bâtir ou laisser debout de pareils monuments. Les maisons voisines, la voûte du ciel au-dessus, partout un inexprimable accord des lignes et des volumes qui accueillaient et guidaient le regard, l'air et l'expression des gens qui passaient au-dessous, leurs livres et leur morale, les arbres de la rue... : tout cela est parfois aussi raide qu'un paravent, aussi dur que le poinçon d'un estampeur, et (comment dire autrement ?) si complet, si achevé et si complet que l'on est plus à côté qu'un brouillard superflu, un vague souffle réprouvé dont Dieu ne se soucie guère. Alors, Ulrich se souhaita d'être un homme sans qualités. Mais les choses ne sont pas tellement différentes chez les autres hommes. Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu'ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession ou leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n'y plus pouvoir changer grand-chose. On pourrait même prétendre qu'ils ont été trompés, car on n'arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l'ont fait ; elles auraient aussi bien pu tourner autrement ; les événements n'ont été que rarement l'émanation des hommes, la plupart du temps, ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l'humeur, de la vie et de la mort d'autres hommes, ils leur sont simplement tombés dessus à un moment donné. Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose qui est en droit d'être désormais votre vie, et c'est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l'on a correspondu vingt ans sans le connaître, et qu'on s'était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s'en aperçoivent pas: ils adoptent l'homme qui est venu à eux, dont la vie s'est acclimatée en eux, les événements de sa vie leur semblent l'expression de leurs qualités, son destin est leur mérite ou leur malchance [...]"
Robert Musil, L'homme sans qualités, nouvelle édition, tome I, trad. P. Jaccottet, chapitre 34, pp. 157-159.
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